INITIATION ET RÉALISATION SPIRITUELLE Chapitre XII
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« Quiconque
prétend que sa propre façon de comprendre et d’exposer la vérité est la seule
licite est mu, non par la vision de Dieu, mais par sa propre présomption. Un
tel croyant, dit Mohyiddin ibn Arabi, « n’exalte que lui-même, car son Dieu est
son œuvre, et vanter l’œuvre, c’est vanter l’ouvrier : son excellence ou son
imperfection provient de l’ouvrier. C’est pourquoi il blâme les croyances des
autres, ce qu’il ne ferait pas s’il était juste. »
Le mot «
conversion » peut être pris dans deux sens totalement différents : son sens
originel est celui qui le fait correspondre au terme grec metanoia, qui exprime
proprement un changement de nous, ou, comme l’a dit A. K. Coomaraswamy, une «
métamorphose intellectuelle ».
Cette
transformation intérieure, comme l’indique d’autre part l’étymologie même du
mot latin (de cum-vertere), implique à la fois un « rassemblement » ou une
concentration des puissances de l’être, et une sorte de « retournement » par
lequel cet être passe « de la pensée humaine à la compréhension divine ».
La metanoia
ou la « conversion » est donc le passage conscient du mental entendu dans son
sens ordinaire et individuel, et considéré comme tourné vers les choses
sensibles, à ce qui en est la transposition dans un sens supérieur, où il
s’identifie à l’hêgemôn de Platon ou à l’antaryâmî de la tradition hindoue.
Il est
évident que c’est là une phase nécessaire dans tout processus de développement
spirituel ; c’est donc, insistons-y, un fait d’ordre purement intérieur, qui
n’a absolument rien de commun avec un changement extérieur et contingent
quelconque, relevant simple ment du domaine « moral », comme on a trop souvent
tendance à le croire aujourd’hui (et l’on va même, en ce sens, jusqu’à traduire
metanoia par « repentir »), ou même du domaine religieux et plus généralement
exotérique (46).
Au contraire, le sens vulgaire du mot « conversion », celui
qu’il en est arrivé à avoir constamment dans le langage courant, et qui est
aussi celui dans lequel nous allons le [94] prendre maintenant après cette
explication indispensable pour éviter toute confusion, ce second sens,
disons-nous, désigne uniquement le passage extérieur d’une forme traditionnelle
à une autre, quelles que soient les raisons par lesquelles il a pu être
déterminé, raisons toutes contingentes le plus souvent, parfois même dépourvues
de toute importance réelle, et qui en tout cas n’ont rien à voir avec la pure
spiritualité.
Bien qu’il puisse sans doute y avoir quelquefois des
conversions plus ou moins spontanées, du moins en apparence, elles sont le plus
habituellement une conséquence du « prosélytisme » religieux, et il va de soi
que toutes les objections qu’on peut formuler contre la valeur de celui-ci
s’appliquent également à ses résultats ; en somme, le « convertisseur » et le «
converti » font preuve d’une même incompréhension du sens profond de leurs
traditions, et leurs attitudes respectives montrent trop manifestement que leur
horizon intellectuel est pareillement borné au point de vue de l’exotérisme le
plus exclusif (47).
En dehors même de cette raison de principe, nous devons dire
que, pour d’autres motifs aussi, nous apprécions assez peu les « convertis » en
général, non point qu’on doive a priori mettre en doute leur sincérité (nous ne
voulons pas envisager ici le cas, cependant trop fréquent en fait, de ceux qui
ne sont mus que par quelque bas intérêt matériel ou sentimental, et qu’on
pourrait plutôt appeler des « pseudo-convertis »), mais d’abord parce qu’ils
font preuve tout au moins d’une instabilité mentale plutôt fâcheuse, et ensuite
parce qu’ils ont presque toujours une tendance à faire montre du « sectarisme »
le plus étroit et le plus exagéré, soit par un effet de leur tempérament même,
qui pousse certains d’entre eux à passer d’un extrême à un autre avec une
déconcertante facilité, soit tout simplement pour détourner les suspicions dont
ils craignent d’être l’objet dans leur nouveau milieu. Au fond, on peut dire
que les « convertis » sont peu intéressants, du moins pour ceux qui envisagent
les choses en dehors de tout parti pris d’exclusivisme exotérique, et qui, par
ailleurs, n’ont aucun goût pour l’étude de certaines « curiosités »
psychologiques ; et, pour notre part, nous aimons certainement mieux ne pas les
voir de trop près.
46 Sur ce sujet,
voir A. K. Coomaraswamy, On Being in One’s Right Mind (Review of Religion, n°
de novembre 1942).
47 Au fond, il
n’y a de conversion réellement légitime en principe que celle qui consiste dans
l’adhésion à une tradition, quelle qu’elle soit d’ailleurs, de la part de
quelqu’un qui était précédemment dépourvu de toute attache traditionnelle.
Cela dit
nettement, il nous faut signaler (et c’est là surtout que nous voulions en
venir) qu’on parle parfois de « conversions » fort mal à propos, et dans des
cas auxquels ce mot, entendu dans le sens que nous venons de dire comme il
l’est toujours en fait, ne saurait s’appliquer en aucune façon.
Nous voulons
parler de ceux qui, pour des raisons d’ordre ésotérique ou initiatique, sont
amenés à adopter une forme traditionnelle autre que celle à laquelle ils
pouvaient être rattachés par leur origine, soit parce que celle-ci ne leur
donnait aucune possibilité de cet ordre, soit seulement parce que l’autre leur
fournit, même dans son exotérisme, une base mieux appropriée à leur nature, et
par conséquent plus favorable pour leur travail spirituel.
C’est là, pour
quiconque se place au point de vue ésotérique, un droit absolu contre lequel
tous les arguments des exotéristes ne peuvent rien, puisqu’il s’agit d’un cas
qui, par définition même, est entièrement en dehors de leur compétence.
Contrairement
à ce qui a lieu pour une « conversion », il n’y a là rien qui implique
l’attribution d’une supériorité en soi à une forme traditionnelle sur une
autre, mais uniquement ce qu’on pourrait appeler une raison de convenance
spirituelle, qui est tout autre chose qu’une simple « préférence »
individuelle, et au regard de laquelle toutes les considérations extérieures
sont parfaitement insignifiantes. Il est d’ailleurs bien entendu que celui qui
peut légitimement agir ainsi doit, dès lors qu’il est réellement capable de se
placer au point de vue ésotérique comme nous l’avons supposé, avoir conscience,
tout au moins en vertu d’une connaissance théorique, sinon encore effectivement
réalisée, de l’unité essentielle de toutes les traditions ; et cela seul suffit
évidemment pour que, en ce qui le concerne, une « conversion » soit une chose
entièrement dépourvue de sens et véritablement inconcevable.
Si maintenant on
demandait pourquoi il existe de tels cas, nous répondrions que cela est dû
surtout aux conditions de l’époque actuelle, dans laquelle, d’une part,
certaines traditions sont, en fait, devenues incomplètes « par en haut »,
c’est-à-dire quant à leur côté ésotérique, que leurs représentants « officiels
» en arrivent même parfois à nier plus ou moins formellement, et, d’autre part,
il advient trop souvent qu’un être naît dans un milieu qui n’est pas celui qui
lui convient réellement et qui peut permettre à ses possibilités de se
développer d’une façon normale, surtout dans l’ordre intellectuel et spirituel
; il est assurément regrettable à plus d’un égard qu’il en soit ainsi, mais ce
sont là des inconvénients inévitables dans la présente phase du Kali-Yuga.
Outre ce cas
de ceux qui « s’établissent » dans une forme traditionnelle parce qu’elle est
celle qui met à leur disposition les moyens les plus adéquats pour le travail
intérieur qu’ils ont encore à effectuer, il en est un autre dont nous devons
dire aussi quelques mots : c’est celui d’hommes qui, parvenus à un haut degré
de développement spirituel, peuvent adopter extérieurement telle ou telle forme
traditionnelle suivant les circonstances et pour des raisons dont ils sont
seuls juges, d’autant plus que ces raisons sont généralement de celles qui
échappent forcément à la compréhension des hommes ordinaires.
Ceux-là sont, par
l’état spirituel qu’ils ont atteint, au delà de toutes les formes, de sorte
qu’il ne s’agit là pour eux que d’apparences extérieures, qui ne sauraient
aucunement affecter ou modifier leur réalité intime ; ils ont, non pas
seulement compris comme ceux dont nous parlions tout à l’heure, mais pleinement
réalisé, dans son principe même, l’unité fondamentale de toutes les traditions.
Il serait donc encore plus absurde de parler ici de « conversions », et
pourtant cela n’empêche pas que nous avons vu certains écrire sérieusement que
Shrî Râmakrishna, par exemple, s’était « converti » à l’Islam dans telle
période de sa vie et au Christianisme dans telle autre ; rien ne saurait être
plus ridicule que de semblables assertions, qui donnent une assez triste idée
de la mentalité de leurs auteurs.
En fait, pour Shrî Râmakrishna, il s’agissait
seulement de « vérifier » en quelque sorte, par une expérience directe, la
validité des « voies » différentes représentées par ces traditions auxquelles
il s’assimila temporairement ; qu’y a-t-il là qui puisse ressembler de près ou
de loin à une « conversion » quelconque ?
D’une façon
tout à fait générale, nous pouvons dire que quiconque a conscience de l’unité
des traditions, que ce soit par une compréhension simplement théorique ou à
plus forte raison par une réalisation effective, est nécessairement, par là
même, « inconvertissable » à quoi que ce soit ; il est d’ailleurs le seul qui
le soit véritablement, les autres pouvant toujours, à cet égard, être plus ou
moins à la merci des circonstances contingentes.
On ne saurait dénoncer trop
énergiquement l’équivoque qui amène certains à parler de « conversions » là où
il n’y en a pas trace, car il importe de couper court aux trop nombreuses
inepties de ce genre qui sont répandues dans le monde profane, et sous
lesquelles, bien souvent, il n’est pas difficile de deviner des intentions
nettement hostiles à tout ce qui relève de l’ésotérisme.