lundi 23 juillet 2018

L’ÉCORCE ET LE NOYAU....


Une note de René Guénon en avant propos :

« Le labyrinthe (...) a une double raison d’être, en ce sens qu’il permet ou interdit, suivant les cas, l’accès à un certain lieu où tous ne doivent pas pénétrer indistinctement ; ceux qui sont « qualifiés » pourront seuls le parcourir jusqu’au bout, tandis que les autres seront empêchés d’y pénétrer ou s’égareront en chemin. On voit immédiatement qu’il y a là l’idée d’une « sélection » qui est en rapport évident avec l’admission à l’initiation ; le parcours du labyrinthe n’est donc proprement, à cet égard, qu’une représentation des épreuves initiatiques ; et il est facile de concevoir que, quand il servait effectivement de moyen d’accès à certains sanctuaires, il pouvait être disposé de telle façon que les rites correspondants soient accomplis dans ce parcours même. »

Symboles de la Science sacrée, La Caverne et le Labyrinthe.


"Ce titre, qui est celui d’un des nombreux traités de Seyidi Mohyiddin ibn Arabi, exprime sous une forme symbolique les rapports de l’exotérisme et de l’ésotérisme, comparés respectivement à l’enveloppe d’un fruit et à sa partie intérieure, pulpe ou amande (3).

L’enveloppe ou l’écorce (el-qishr) c’est la shariyâh, c’est-à-dire la loi religieuse extérieure, qui s’adresse à tous et qui est faite pour être suivie par tous, comme l’indique d’ailleurs le sens de « grande route » qui s’attache à la dérivation de son nom. 
Le noyau (el-lobb), c’est la haqîqah, c’est-à-dire la vérité ou la réalité essentielle, qui au contraire de la shariyah, n’est pas à la portée de tous, mais est réservée à ceux qui savent la découvrir sous les apparences et l’atteindre à travers les formes extérieures qui la recouvrent, la protégeant et la dissimulant tout à la fois (4).

3 Signalons incidemment que le symbole du fruit a un rapport avec l’« Œuf du Monde », ainsi qu’avec le cœur.
4 On pourra remarquer que le rôle des formes extérieures est en rapport avec le double sens du mot « révélation », puisqu’elles manifestent et voilent en même temps la doctrine essentielle, la vérité une, comme la parole le fait d’ailleurs inévitablement pour la pensée qu’elle exprime ; et ce qui est vrai de la parole, à cet égard, l’est aussi de tout autre expression formelle.

Dans un autre symbolisme, shariyah et haqîqah sont aussi désignées respectivement comme le « corps » (el-jism) et la « moelle » (el-mukh) (5), dont les rapports sont exactement les mêmes que ceux de l’écorce et du noyau ; et sans doute trouverait-on encore d’autres symboles équivalent à ceux-là.
Ce dont il s’agit, sous quelque désignation que ce soit, c’est toujours l’« extérieur » (ez-zâher) et l’« intérieur » (el-bâten), c’est-à-dire l’apparent et le caché, qui d’ailleurs sont tels par leur nature même, et non pas par l’effet de conventions quelconques ou de précautions prises artificiellement, sinon arbitrairement, par les détenteurs de la doctrine traditionnelle.

Cet « extérieur » et cet « intérieur » sont figurés par la circonférence et son centre, ce qui peut être considéré comme la coupe même du fruit évoqué par le symbolisme précédent, en même temps que nous sommes ainsi ramenés d’autre part à l’image, commune à toutes les traditions, de la « roue des choses ». En effet, si l’on envisage les deux termes dont il s’agit au sens universel, et sans se limiter à l’application qui en est faite le plus habituellement à une forme traditionnelle particulière, on peut dire que la shariyah, la « grande route » parcourue par tous les êtres, n’est pas autre chose que ce que la tradition extrême-orientale appelle le « courant des formes » tandis que la haqîqah, la vérité une et immuable, réside dans l’« invariable milieu » (6). 


Pour passer de l’une à l’autre, donc de la circonférence au centre, il faut suivre un des rayons : c’est la tarîqah, c’est-à-dire le « sentier », la voie étroite qui n’est suivie que par un petit nombre (7).
Il y a d’ailleurs une multitude de turuq, qui sont tous les rayons de la circonférence pris dans le sens centripète, puisqu’il s’agit de partir de la multiplicité du manifesté pour aller à l’unité principielle : chaque tarîqah, partant d’un certain point de la circonférence, est particulièrement appropriée aux êtres qui se trouvent en ce point ; mais toutes, quel que soit leur point de départ, tendent pareillement vers un point unique (8), toutes aboutissent au centre et ramènent ainsi les êtres qui les suivent à l’essentielle simplicité de l’« état primordial ».
Les êtres, en effet, dès lors qu’ils se trouvent actuellement dans la multiplicité, sont forcés de partir de là pour quelque réalisation que ce soit ; mais cette multiplicité est en même temps, pour la plupart d’entre eux, l’obstacle qui les arrête et les retient : les apparences diverses et changeantes les empêchent de voir la vraie réalité, si l’on peut dire, comme l’enveloppe du fruit empêche de voir son intérieur ; et celui-ci ne peut être atteint que par ceux qui sont capables de percer l’enveloppe, c’est-à-dire de voir le Principe à travers la manifestation, et même de ne voir que lui en toutes choses, car la manifestation elle-même tout entière n’en est plus alors qu’un ensemble d’expressions symboliques.

L’application de ceci à l’exotérisme et à l’ésotérisme entendus dans leur sens ordinaire, c’est-à-dire en tant qu’aspects d’une doctrine traditionnelle, est facile à faire : là aussi, les formes extérieures cachent la vérité profonde aux yeux du vulgaire, alors qu’elles la font au contraire apparaître à ceux de l’élite, pour qui ce qui est un obstacle ou une limitation pour les autres devient ainsi un point d’appui et un moyen de réalisation. Il faut bien comprendre que cette différence résulte directement et nécessairement de la nature même des êtres, des possibilités et des aptitudes que chacun porte en lui-même, si bien que le côté exotérique de la doctrine joue toujours ainsi exactement le rôle qu’il doit jouer pour chacun, donnant à ceux qui ne peuvent aller plus loin tout ce qu’il leur est possible de recevoir dans leur état actuel, et fournissant en même temps à ceux qui le dépassent les « supports », qui sans être jamais d’une stricte nécessité, puisque contingents, peuvent cependant les aider grandement à avancer dans la voie intérieure, et sans lesquels les difficultés seraient telles, dans certains cas, qu’elles équivaudraient en fait à une véritable impossibilité.

5 On se rappellera ici la « substantifique moelle » de Rabelais, qui représente aussi une signification intérieure et cachée.
6 Il est à remarquer, à propos de la tradition extrême-orientale, qu’on y trouve des équivalents très nets de ces deux termes, non comme deux aspects exotérique et ésotérique d’une même doctrine, mais comme deux enseignements séparés, du moins depuis l’époque de Confucius et de Lao-tseu : on peut dire en effet, en toute rigueur, que le Confucianisme correspond à la shariyah et le Taoïsme à la haqîqah.
7 Les mots shariyah et tarîqah contiennent l’un et l’autre l’idée de « cheminement » ; donc de mouvement (et il faut noter le symbolisme du mouvement circulaire pour la première et du mouvement rectiligne pour la seconde) ; il y a en effet changement et multiplicité dans les deux cas, la première devant s’adapter à la diversité des conditions extérieures, la seconde à celle des natures individuelles ; seul, l’être qui a atteint effectivement la haqîqah participe par là même de son unité et de son immutabilité.
8 Cette convergence est figurée par celle de la qiblah (orientation rituelle) de tous les lieux vers la Kaabah, qui est la « maison de Dieu » (Beit Allah), et dont la forme est celle d’un cube (image de la stabilité) occupant le centre d’une circonférence qui est la coupe terrestre (humaine) de la sphère de l’Existence universelle.

On doit remarquer, à cet égard, que, pour le plus grand nombre des hommes, qui s’en tiennent inévitablement à la loi extérieure, celle-ci prend un caractère qui est moins celui d’une limite que celui d’un guide : c’est toujours un lien, mais un lien qui les empêche de s’égarer ou de se perdre ; sans cette loi qui les assujettit à parcourir une route déterminée, non seulement ils n’atteindraient pas davantage le centre, mais ils risqueraient de s’en éloigner indéfiniment, tandis que le mouvement circulaire les en maintient tout au moins à une distance constante (9).

Le labyrinthe de la cathédrale de Chartres

Par là, ceux qui ne peuvent contempler directement la lumière en reçoivent du moins un reflet et une participation ; et ils demeurent ainsi rattachés en quelque façon au Principe, alors même qu’ils n’en ont pas et n’en sauraient avoir la conscience effective.
En effet, la circonférence ne saurait exister sans le centre, dont elle procède en réalité tout entière, et, si les êtres qui sont liés à la circonférence ne voient point le centre ni même les rayons chacun d’eux ne s’en trouve pas moins inévitablement à l’extrémité d’un rayon dont l’autre extrémité est le centre même. Seulement, c’est ici que l’écorce s’interpose et cache tout ce qui se trouve à l’intérieur, tandis que celui qui l’aura percée, prenant par là même conscience du rayon correspondant à sa propre position sur la circonférence, sera affranchi de la rotation indéfinie de celle-ci et n’aura qu’à suivre ce rayon pour aller vers le centre ; ce rayon est la tarîqah par laquelle, parti de la shariyah, il parviendra à la haqîqah.

Il faut d’ailleurs préciser que, dès que l’enveloppe a été pénétrée, on se trouve dans le domaine de l’ésotérisme, cette pénétration étant, dans la situation de l’être par rapport à l’enveloppe elle-même, une sorte de retournement en quoi consiste le passage de l’extérieur à l’intérieur ; c’est même plus proprement, en un sens, à la tarîqah que convient cette désignation d’ésotérisme, car, à vrai dire, la haqîqah est au-delà de la distinction de l’exotérisme et de l’ésotérisme, qui implique comparaison et corrélation : le centre apparaît bien comme le point le plus intérieur de tous, mais, dès qu’on y est parvenu, il ne peut plus être question d’extérieur ni d’intérieur, toute distinction contingente disparaissant alors en se résolvant dans l’unité principielle.
C’est pourquoi Allah, de même qu’il est le « Premier et le Dernier » (El-Awwal wa El-Akher) (10), est aussi « l’Extérieur et l’Intérieur » (El-Zâher wa El-Bâten) (11), car rien de ce qui est ne saurait être hors de Lui, et en Lui seul est contenue toute réalité, parce qu’Il est Lui-même la Réalité absolue, la Vérité totale : Hoa El-Haqq.

9 Ajoutons que cette loi doit être regardée normalement comme une application ou une spécification humaine de la loi cosmique elle-même, qui relie pareillement toute la manifestation au Principe, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs à propos de la signification de la « loi de Manu » dans la doctrine hindoue.
10 C’est-à-dire comme dans le symbole de l’alpha et de l’ôméga, le Principe et la Fin.
11 On pourrait aussi traduire par l’« Évident » (par rapport à la manifestation) et le « Caché » (en Soi-même), ce qui correspond encore aux deux points de vue de la shariyah (d’ordre social et religieux) et de la haqîqah (d’ordre purement intellectuel et métaphysique), quoique cette dernière puisse aussi être dite audelà de tous les points de vue, comme les comprenant tous synthétiquement en elle-même.


Source :
René Guénon, « Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme. » chapitre : L’écorce et le noyau.

4 commentaires:

  1. Si j'ai compris, une fois l'enveloppe des apparences perçée, le sujet, même s'il peut se voir perturbé par des forces sombres, ne peut plus se perdre.
    Finalement, un individu qui sent des forces obscures l'importuner, est quand même moins proche de la défaite que celui qui s'en tiendra à l'illusion de "différences" dans les apparences.

    Mais qu'en est il de ceux qui ont commencé un chemin pour s'arrêter et ne pas franchir le "saut de la foi", en suivant le labyrinthe, cela revient à refuser tout simplement d'y entrer, sans pour autant se contenter de la foi ?



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    1. @Lion :
      C'est seulement une fois parvenu au Centre que les déviances ne sont plus possibles. Schuon est le parfait exemple de ce type de déviance dûe à l'orgueil... et il était pourtant responsable d'une tariqa. Idem pour Pharaon qui s'est pris pour Dieu.

      La religion mène au salut ; il s'agit d’exotérisme alors que les rayons (tariqa) relèvent de l'initiation, seul "moyen" de parvenir à la Délivrance.
      Dés que tu franchis "l'écorce", tu entres dans le domaine ésotérique en effet ; mais tant que tu n'es pas parvenue au Centre, les déviances sont possibles.

      Tu devrais trouver des réponses dans ce texte "Salut et Délivrance" :-)
      http://esprit-universel.over-blog.com/article-rene-guenon-salut-et-delivrance-1-2-48810714.html

      Pour l'action des influences néfastes, je ne sais pas... Difficile de dire ce qui est vraiment à l'oeuvre : un "mal" pour un bien ou réellement des "attaques" ?

      Avis personnel : je pense quand même qu'il est plus "jubilatoire" pour eux d'égarer qqun qui est en "bonne voie", que celui qui leur est déjà acquis...

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  2. C'est vrai, j'ai encore du mal entre "Salut" et Délivrance".


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    1. Deux notions primordiales mais difficiles à appréhender par rapport à ce que l'on nous a inculqué. Moi non plus, je ne comprends pas tout !
      La lecture de Guénon nous apprend à rester humbles.... c'est l'effet que je ressens en le lisant en tous cas. :-)

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