mardi 17 juillet 2018

René Guénon : Le chaos social partie 1


J’avais attendu le résultat de la coupe du monde pour publier ce texte me disant que si la France gagnait, il serait d’autant plus explicite...



Guénon nous y parle de la « fabrique des opinions », de la foule... et de l’illusion que représentent la démocratie et notre suffrage universel. 

Quant à notre chère « égalité pour tous » ce n’est qu’une dérive bien dangereuse car elle nie les principes fondamentaux.



Nous n’entendons pas, dans cette étude, nous attacher spécialement au point de vue social, qui ne nous intéresse que très indirectement, parce qu’il ne représente qu’une application assez lointaine des principes fondamentaux, et que, par conséquent, ce n’est point dans ce domaine que pourrait, en tout état de cause, commencer un redressement du monde moderne.

Ce redressement, en effet, s’il était ainsi entrepris à rebours, c’est-à-dire en partant des conséquences au lieu de partir des principes, manquerait forcément de base sérieuse et serait tout à fait illusoire ; rien de stable ne pourrait jamais en résulter, et tout serait à recommencer incessamment, parce qu’on aurait négligé de s’entendre avant tout sur les vérités essentielles. C’est pourquoi il ne nous est pas possible d’accorder aux contingences politiques, même en donnant à ce mot son sens le plus large, une valeur autre que celle de simples signes extérieurs de la mentalité d’une époque ; mais, sous ce rapport même, nous ne pouvons pas non plus passer entièrement sous silence les manifestations du désordre moderne dans le domaine social proprement dit.

Comme nous l’indiquions tout à l’heure, personne, dans l’état présent du monde occidental, ne se trouve plus à la place qui lui convient normalement en raison de sa nature propre ; c’est ce qu’on exprime en disant que les castes n’existent plus, car la caste, entendue dans son vrai sens traditionnel, n’est pas autre chose que la nature individuelle elle-même, avec tout l’ensemble des aptitudes spéciales qu’elle comporte et qui prédisposent chaque homme à l’accomplissement de telle ou telle fonction déterminée.
Dès lors que l’accession à des fonctions quelconques n’est plus soumise à aucune règle légitime, il en résulte inévitablement que chacun se trouvera amené à faire n’importe quoi, et souvent ce pour quoi il est le moins qualifié ; le rôle qu’il jouera dans la société sera déterminé, non pas par le hasard, qui n’existe pas en réalité (1), mais par ce qui peut donner l’illusion du hasard, c’est-à-dire par l’enchevêtrement de toutes sortes de circonstances accidentelles ; ce qui y interviendra le moins, ce sera précisément le seul facteur qui devrait compter en pareil cas, nous voulons dire les différences de nature qui existent entre les hommes. La cause de tout ce désordre, c’est la négation de ces différences elles-mêmes, entraînant celle de toute hiérarchie sociale ; et cette négation, d’abord peut-être à peine consciente et plus pratique que théorique, car la confusion des castes a précédé leur suppression complète, ou, en d’autres termes, on s’est mépris sur la nature des individus avant d’arriver à n’en plus tenir aucun compte, cette négation, disons-nous, a été ensuite érigée par les modernes en pseudo-principe sous le nom d’« égalité ».

1 Ce que les hommes appellent le hasard est simplement leur ignorance des causes ; si l’on prétendait, en disant que quelque chose arrive par hasard, vouloir dire qu’il n’y a pas de cause, ce serait là une supposition contradictoire en elle-même.

Il serait trop facile de montrer que l’égalité ne peut exister nulle part, pour la simple raison qu’il ne saurait y avoir deux êtres qui soient à la fois réellement distincts et entièrement semblables entre eux sous tous les rapports ; et il ne serait pas moins facile de faire ressortir toutes les conséquences absurdes qui découlent de cette idée chimérique, au nom de laquelle on prétend imposer partout une uniformité complète, par exemple en distribuant à tous un enseignement identique, comme si tous étaient pareillement aptes à comprendre les mêmes choses, et comme si, pour les leur faire comprendre, les mêmes méthodes convenaient à tous indistinctement.

On peut d’ailleurs se demander s’il ne s’agit pas plutôt d’« apprendre » que de « comprendre » vraiment, c’est-à-dire si la mémoire n’est pas substituée à l’intelligence dans la conception toute verbale et « livresque » de l’enseignement actuel, où l’on ne vise qu’à l’accumulation de notions rudimentaires et hétéroclites, et où la qualité est entièrement sacrifiée à la quantité, ainsi que cela se produit partout dans le monde moderne pour des raisons que nous expliquerons plus complètement par la suite : c’est toujours la dispersion dans la multiplicité.
Il y aurait, à ce propos, bien des choses à dire sur les méfaits de l’« instruction obligatoire » ; mais ce n’est pas le lieu d’insister là-dessus, et, pour ne pas sortir du cadre que nous nous sommes tracé, nous devons nous contenter de signaler en passant cette conséquence spéciale des théories « égalitaires », comme un de ces éléments de désordre qui sont aujourd’hui trop nombreux pour qu’on puisse même avoir la prétention de les énumérer sans en omettre aucun.


Naturellement, quand nous nous trouvons en présence d’une idée comme celle d’« égalité », ou comme celle de « progrès », ou comme les autres « dogmes laïques » que presque tous nos contemporains acceptent aveuglément, et dont la plupart ont commencé à se formuler nettement au cours du XVIIIe siècle, il ne nous est pas possible d’admettre que de telles idées aient pris naissance spontanément.
Ce sont en somme de véritables « suggestions », au sens le plus strict de ce mot, qui ne pouvaient d’ailleurs produire leur effet que dans un milieu déjà préparé à les recevoir ; elles n’ont pas créé de toutes pièces l’état d’esprit qui caractérise l’époque moderne, mais elles ont largement contribué à l’entretenir et à le développer jusqu’à un point qu’il n’aurait sans doute pas atteint sans elles. Si ces suggestions venaient à s’évanouir, la mentalité générale serait bien près de changer d’orientation ; c’est pourquoi elles sont si soigneusement entretenues par tous ceux qui ont quelque intérêt à maintenir le désordre, sinon à l’aggraver encore, et aussi pourquoi, dans un temps où l’on prétend tout soumettre à la discussion, elles sont les seules choses qu’on ne se permet jamais de discuter.

Il est d’ailleurs difficile de déterminer exactement le degré de sincérité de ceux qui se font les propagateurs de semblables idées, de savoir dans quelle mesure certains hommes en arrivent à se prendre à leurs propres mensonges et à se suggestionner eux-mêmes en suggestionnant les autres ; et même, dans une propagande de ce genre, ceux qui jouent un rôle de dupes sont souvent les meilleurs instruments, parce qu’ils y apportent une conviction que les autres auraient quelque peine à simuler, et qui est facilement contagieuse ; mais, derrière tout cela, et tout au moins à l’origine, il faut une action beaucoup plus consciente, une direction qui ne peut venir que d’hommes sachant parfaitement à quoi s’en tenir sur les idées qu’ils lancent ainsi dans la circulation.

Nous avons parlé d’« idées », mais ce n’est que très improprement que ce mot peut s’appliquer ici, car il est bien évident qu’il ne s’agit aucunement d’idées pures, ni même de quelque chose qui appartienne de près ou de loin à l’ordre intellectuel ; ce sont, si l’on veut, des idées fausses, mais mieux vaudrait encore les appeler des « pseudo-idées », destinées principalement à provoquer des réactions sentimentales, ce qui est en effet le moyen le plus efficace et le plus aisé pour agir sur les masses.
À cet égard, le mot a d’ailleurs une importance plus grande que la notion qu’il est censé représenter, et la plupart des « idoles » modernes ne sont véritablement que des mots, car il se produit ici ce singulier phénomène connu sous le nom de « verbalisme », où la sonorité des mots suffit à donner l’illusion de la pensée ; l’influence que les orateurs exercent sur les foules est particulièrement caractéristique sous ce rapport, et il n’y a pas besoin de l’étudier de très près pour se rendre compte qu’il s’agit bien là d’un procédé de suggestion tout à fait comparable à ceux des hypnotiseurs.


Mais, sans nous étendre davantage sur ces considérations, revenons aux conséquences qu’entraîne la négation de toute vraie hiérarchie, et notons que, dans le présent état de choses, non seulement un homme ne remplit sa fonction propre qu’exceptionnellement et comme par accident, alors que c’est le cas contraire qui devrait normalement être l’exception, mais encore il arrive que le même homme soit appelé à exercer successivement des fonctions toutes différentes, comme s’il pouvait changer d’aptitudes à volonté.
Cela peut sembler paradoxal à une époque de « spécialisation » à outrance, et pourtant il en est bien ainsi, surtout dans l’ordre politique ; si la compétence des « spécialistes » est souvent fort illusoire, et en tout cas limitée à un domaine très étroit, la croyance à cette compétence est cependant un fait, et l’on peut se demander comment il se fait que cette croyance ne joue plus aucun rôle quand il s’agit de la carrière des hommes politiques, où l’incompétence la plus complète est rarement un obstacle.
Pourtant, si l’on y réfléchit, on s’aperçoit aisément qu’il n’y a là rien dont on doive s’étonner, et que ce n’est en somme qu’un résultat très naturel de la conception « démocratique », en vertu de laquelle le pouvoir vient d’en bas et s’appuie essentiellement sur la majorité, ce qui a nécessairement pour corollaire l’exclusion de toute véritable compétence, parce que la compétence est toujours une supériorité au moins relative et ne peut être que l’apanage d’une minorité.

Ici, quelques explications ne seront pas inutiles pour faire ressortir, d’une part, les sophismes qui se cachent sous l’idée « démocratique », et, d’autre part, les liens qui rattachent cette même idée à tout l’ensemble de la mentalité moderne ; il est d’ailleurs presque superflu, étant donné le point de vue où nous nous plaçons, de faire remarquer que ces observations seront formulées en dehors de toutes les questions de partis et de toutes les querelles politiques, auxquelles nous n’entendons nous mêler ni de près ni de loin.

Nous envisageons ces choses d’une façon absolument désintéressée, comme nous pourrions le faire pour n’importe quel autre objet d’étude, et en cherchant seulement à nous rendre compte aussi nettement que possible de ce qu’il y a au fond de tout cela, ce qui est du reste la condition nécessaire et suffisante pour que se dissipent toutes les illusions que nos contemporains se font à ce sujet. Là aussi, il s’agit véritablement de « suggestion », comme nous le disions tout à l’heure pour des idées quelque peu différentes, mais néanmoins connexes ; et, dès qu’on sait que ce n’est qu’une suggestion, dès qu’on a compris comment elle agit, elle ne peut plus s’exercer ; contre des choses de ce genre, un examen quelque peu approfondi et purement « objectif », comme on dit aujourd’hui dans le jargon spécial qu’on a emprunté aux philosophes allemands, se trouve être bien autrement efficace que toutes les déclamations sentimentales et toutes les polémiques de parti, qui ne prouvent rien et ne sont que l’expression de simples préférences individuelles.


Fin partie 1....


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