vendredi 13 septembre 2019

Aperçus sur l'Initiation - De la transmission initiatique


Sommaire du livre de René Guénon : ICI

Livre disponible en pdf ici :

Et non, l’initiation réelle et seule véritable n’est ni reçue en rêve, ni en astral et encore moins dans des « existences antérieures » ; ce genre d’illusions relève de la confusion récurrente entre le psychisme, le mysticisme et la connaissance directe provenant de l'initiation, c'est-à-dire l'intellect pur. 
  • «... chacun, étant naturellement porté à s’estimer « bien et dûment qualifié », et étant ainsi à la fois juge et partie dans sa propre cause, découvrirait assurément sans peine d’excellentes raisons (excellentes du moins à ses propres yeux et suivant les idées particulières qu’il s’est forgées) pour se considérer comme initié sans plus de formalités, et nous ne voyons même pas pourquoi il s’arrêterait en si bonne voie et hésiterait à s’attribuer d’un seul coup les degrés les plus transcendants. (...) »



CHAPITRE VIII : De la transmission initiatique 


Nous avons dit précédemment que l’initiation proprement dite consiste essentiellement en la transmission d’une influence spirituelle, transmission qui ne peut s’effectuer que par le moyen d’une organisation traditionnelle régulière, de telle sorte qu’on ne saurait parler d’initiation en dehors du rattachement à une telle organisation.

Nous avons précisé que la « régularité » devait être entendue comme excluant toutes les organisations pseudo-initiatiques, c’est-à-dire toutes celles qui, quelles que soient leurs prétentions et de quelque apparence qu’elles se revêtent, ne sont effectivement dépositaires d’aucune influence spirituelle, et ne peuvent par conséquent rien transmettre en réalité. Il est dès lors facile de comprendre l’importance capitale que toutes les traditions attachent à ce qui est désigné comme la « chaîne » initiatique (1), c’est-à-dire à une succession assurant d’une façon ininterrompue la transmission dont il s’agit ; en dehors de cette succession, en effet, l’observation même des formes rituéliques serait vaine, car il y manquerait l’élément vital essentiel à leur efficacité.

Nous reviendrons plus spécialement par la suite sur la question des rites initiatiques, mais nous devons dès maintenant répondre à une objection qui peut se présenter ici : ces rites, dira-t-on, n’ont-ils pas par eux-mêmes une efficacité qui leur est inhérente ?
Ils en ont bien une en effet, puisque, s’ils ne sont pas observés, ou s’ils sont altérés dans quelqu’un de leurs éléments essentiels, aucun résultat effectif ne pourra être obtenu ; mais, si c’est bien là une condition nécessaire, elle n’est pourtant pas suffisante, et il faut en outre, pour que ces rites aient leur effet, qu’ils soient accomplis par ceux qui ont qualité pour les accomplir.

1 Ce mot « chaîne » est celui qui traduit l’hébreu shelsheleth, l’arabe silsilah, et aussi le sanscrit paramparâ, qui exprime essentiellement l’idée d’une succession régulière et ininterrompue.

Ceci, d’ailleurs, n’est nullement particulier aux rites initiatiques, mais s’applique tout aussi bien aux rites d’ordre exotérique, par exemple aux rites religieux, qui ont pareillement leur efficacité propre, mais qui ne peuvent pas davantage être accomplis valablement par n’importe qui ; ainsi, si un rite religieux requiert une ordination sacerdotale, celui qui n’a pas reçu cette ordination aura beau en observer toutes les formes et même y apporter l’intention voulue (2), il n’en obtiendra aucun résultat, parce qu’il n’est pas porteur de l’influence spirituelle qui doit opérer en prenant ces formes rituéliques comme support (3).

2 Nous formulons expressément ici cette condition de l’intention pour bien préciser que les rites ne sauraient être un objet d’« expériences » au sens profane de ce mot ; celui qui voudrait accomplir un rite, de quelque ordre qu’il soit d’ailleurs, par simple curiosité et pour en expérimenter l’effet, pourrait être bien sûr d’avance que cet effet sera nul.
3 Les rites mêmes qui ne requièrent pas spécialement une telle ordination ne peuvent pas non plus être accomplis par tout le monde indistinctement, car l’adhésion expresse à la forme traditionnelle à laquelle ils appartiennent est, dans tous les cas, une condition indispensable de leur efficacité.

Même dans des rites d’un ordre très inférieur et ne concernant que des applications traditionnelles secondaires, comme les rites d’ordre magique par exemple, où intervient une influence qui n’a plus rien de spirituel, mais qui est simplement psychique (en entendant par là, au sens le plus général, ce qui appartient au domaine des éléments subtils de l’individualité humaine et de ce qui y correspond dans l’ordre « macrocosmique »), la production d’un effet réel est conditionnée dans bien des cas par une certaine transmission ; et la plus vulgaire sorcellerie des campagnes fournirait à cet égard de nombreux exemples (1).

Nous n’avons d’ailleurs pas à insister sur ce dernier point, qui est en dehors de notre sujet ; nous l’indiquons seulement pour faire mieux comprendre que, à plus forte raison, une transmission régulière est indispensable pour permettre d’accomplir valablement les rites impliquant l’action d’une influence d’ordre supérieur, qui peut être dite proprement « non-humaine », ce qui est à la fois le cas des rites initiatiques et celui des rites religieux. 



Là est en effet le point essentiel, et il nous faut encore y insister quelque peu : nous avons déjà dit que la constitution d’organisations initiatiques régulières n’est pas à la disposition de simples initiatives individuelles, et l’on peut en dire exactement autant en ce qui concerne les organisations religieuses, parce que, dans l’un et l’autre cas, il faut la présence de quelque chose qui ne saurait venir des individus, étant au delà du domaine des possibilités humaines. On peut d’ailleurs réunir ces deux cas en disant qu’il s’agit ici, en fait, de tout l’ensemble des organisations qui peuvent être qualifiées véritablement de traditionnelles ; on comprendra dès lors, sans même qu’il y ait besoin de faire intervenir d’autres considérations, pourquoi nous nous refusons, ainsi que nous l’avons dit en maintes occasions, à appliquer le nom de tradition à des choses qui ne sont que purement humaines, comme le fait abusivement le langage profane ; il ne sera pas inutile de remarquer que ce mot même de « tradition », dans son sens originel, n’exprime rien d’autre que l’idée même de transmission que nous envisageons présentement, et c’est d’ailleurs là une question sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin.

1 Cette condition de la transmission se retrouve donc jusque dans les déviations de la tradition ou dans ses vestiges dégénérés, et même aussi, devons-nous ajouter, dans la subversion proprement dite qui est le fait de ce que nous avons appelé la « contre initiation ». Cf. à ce propos Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXXIV et XXXVIII.

Maintenant, on pourrait, pour plus de commodité, diviser les organisations traditionnelles en « exotériques » et « ésotériques », bien que ces deux termes, si on voulait les entendre dans leur sens le plus précis, ne s’appliquent peut-être pas partout avec une égale exactitude ; mais, pour ce que nous avons actuellement en vue, il nous suffira d’entendre par « exotériques » les organisations qui, dans une certaine forme de civilisation, sont ouvertes à tous indistinctement, et par « ésotériques » celles qui sont réservées à une élite, ou, en d’autres termes, où ne sont admis que ceux qui possèdent une « qualification » particulière.

Ces dernières sont proprement les organisations initiatiques ; quant aux autres, elles ne comprennent pas seulement les organisations spécifiquement religieuses, mais aussi, comme on le voit dans les civilisations orientales, des organisations sociales qui n’ont pas ce caractère religieux, tout en étant pareillement rattachées à un principe d’ordre supérieur, ce qui est dans tous les cas la condition indispensable pour qu’elles puissent être reconnues comme traditionnelles. D’ailleurs, comme nous n’avons pas à envisager ici les organisations exotériques en elles-mêmes, mais seulement pour comparer leur cas à celui des organisations ésotériques ou initiatiques, nous pouvons nous borner à la considération des organisations religieuses, parce que ce sont les seules de cet ordre qui soient connues en Occident, et qu’ainsi ce qui s’y rapporte sera plus immédiatement compréhensible.

Nous dirons donc ceci : toute religion, au vrai sens de ce mot, a une origine « non-humaine » et est organisée de façon à conserver le dépôt d’un élément également « non-humain » qu’elle tient de cette origine ; cet élément, qui est de l’ordre de ce que nous appelons les influences spirituelles, exerce son action effective par le moyen de rites appropriés, et l’accomplissement de ces rites, pour être valable, c’est-à-dire pour fournir un support réel à l’influence dont il s’agit, requiert une transmission directe et ininterrompue au sein de l’organisation religieuse.


S’il en est ainsi dans l’ordre simplement exotérique (et il est bien entendu que ce que nous disons ne s’adresse pas aux « critiques » négateurs auxquels nous avons fait allusion précédemment, qui prétendent réduire la religion à un « fait humain », et dont nous n’avons pas à prendre l’opinion en considération, pas plus que tout ce qui ne procède pareillement que des préjugés anti-traditionnels), à plus forte raison devra-t-il en être de même dans un ordre plus élevé, c’est-à-dire dans l’ordre ésotérique.
Les termes dont nous venons de nous servir sont assez larges pour s’appliquer encore ici sans aucun changement, en remplaçant seulement le mot de « religion » par celui d’« initiation » ; toute la différence portera sur la nature des influences spirituelles qui entrent en jeu (car il y a encore bien des distinctions à faire dans ce domaine, où nous comprenons en somme tout ce qui se rapporte à des possibilités d’ordre supra-individuel), et surtout sur les finalités respectives de l’action qu’elles exercent dans l’un et l’autre cas.

Si, pour nous faire mieux comprendre encore, nous nous référons plus particulièrement au cas du Christianisme dans l’ordre religieux, nous pourrons ajouter ceci : les rites d’initiation, ayant pour but immédiat la transmission de l’influence spirituelle d’un individu à un autre qui, en principe tout au moins, pourra par la suite la transmettre à son tour, sont exactement comparables sous ce rapport à des rites d’ordination (1) ; et l’on peut même remarquer que les uns et les autres sont semblablement susceptibles de comporter plusieurs degrés, la plénitude de l’influence spirituelle n’étant pas forcément communiquée d’un seul coup avec toutes les prérogatives qu’elle implique, spécialement en ce qui concerne l’aptitude actuelle à exercer telles ou telles fonctions dans l’organisation traditionnelle (2).

1 Nous disons « sous ce rapport », car, à un autre point de vue, l’initiation première, en tant que « seconde naissance », serait comparable au rite du baptême ; il va de soi que les correspondances que l’on peut envisager entre des choses appartenant à des ordres aussi différents doivent être forcément assez complexes et ne se laissent pas réduire à une sorte de schéma unilinéaire.
2 Nous disons « aptitude actuelle » pour préciser qu’il s’agit ici de quelque chose de plus que la « qualification » préalable, qui peut être désignée aussi comme une aptitude ; ainsi, on pourra dire qu’un individu est apte à l’exercice des fonctions sacerdotales s’il n’a aucun des empêchements qui en interdisent l’accès, mais il n’y sera actuellement apte que s’il a reçu effectivement l’ordination. Remarquons aussi, à ce propos, que celle-ci est le seul sacrement pour lequel des « qualifications » particulières soient exigées, en quoi elle est encore comparable à l’initiation, à la condition, bien entendu, de toujours tenir compte de la. différence essentielle des deux domaines exotérique et ésotérique.

Or on sait quelle importance a, pour les Eglises chrétiennes, la question de la « succession apostolique », et cela se comprend sans peine, puisque, si cette succession venait à être interrompue, aucune ordination ne saurait plus être valable, et, par suite, la plupart des rites ne seraient plus que de vaines formalités sans portée effective (1).
Ceux qui admettent à très juste titre la nécessité d’une telle condition dans l’ordre religieux ne devraient pas avoir la moindre difficulté à comprendre qu’elle ne s’impose pas moins rigoureusement dans l’ordre initiatique, ou, en d’autres termes, qu’une transmission régulière, constituant la « chaîne » dont nous parlions plus haut, y est tout aussi strictement indispensable.


Nous disions tout à l’heure que l’initiation doit avoir une origine « non-humaine », car, sans cela, elle ne pourrait en aucune façon atteindre son but final, qui dépasse le domaine des possibilités individuelles ; c’est pourquoi les véritables rites initiatiques, comme nous l’avons indiqué précédemment, ne peuvent être rapportés à des auteurs humains, et, en fait, on ne leur connaît jamais de tels auteurs (2), pas plus qu’on ne connait d’inventeurs aux symboles traditionnels, et pour la même raison, car ces symboles sont également « non-humains » dans leur origine et dans leurs essence (3) ; et d’ailleurs il y a, entre rites et symboles, des liens fort étroits que nous examinerons plus tard.
On peut dire en toute rigueur que, dans des cas comme ceux-là, il n’y a pas d’origine « historique », puisque l’origine réelle se situe dans un monde auquel ne s’appliquent pas les conditions de temps et de lieu qui définissent les faits historiques comme tels ; et c’est pourquoi ces choses échapperont toujours inévitablement aux méthodes profanes de recherche, qui, en quelque sorte par définition, ne peuvent donner de résultats relativement valables que dans l’ordre purement humain (5).

2 En fait, les Eglises protestantes qui n’admettent pas les fonctions sacerdotales ont supprimé presque tous les rites, ou ne les ont gardés qu’à titre de simples simulacres « commémoratifs » ; et, étant donnée la constitution propre de la tradition chrétienne, ils ne peuvent en effet être rien de plus en pareil cas. On sait d’autre part à quelles discussions la question de la « succession apostolique » donne lieu en ce qui concerne la légitimité de l’Eglise anglicane ; et il est curieux de noter que les théosophistes eux-mêmes, lorsqu’ils voulurent constituer leur Eglise « libre-catholique », cherchèrent avant tout à lui assurer le bénéfice d’une succession apostolique régulière.
3 Certaines attributions à des personnages légendaires, ou glus exactement symboliques, ne sauraient aucunement être regardées comme ayant un caractère « historique », mais confirment au contraire pleinement ce que nous disons ici.
4 Les organisations ésotériques islamiques se transmettent un signe de reconnaissance qui, suivant la tradition, fut communiqué au Prophète par l’archange Gabriel lui-même ; On ne saurait indiquer plus nettement l’origine « non-humaine » de l’initiation.
5 Notons à ce propos que ceux qui, avec des intentions « apologétiques », insistent sur ce qu’ils appellent, d’un terme d’ailleurs assez barbare, l’« historicité » d’une religion, au point d’y voir quelque chose de tout à fait essentiel et même d’y subordonner parfois les considérations doctrinales (alors qu’au contraire les faits historiques eux-mêmes ne valent vraiment qu’en tant qu’ils peuvent être pris comme symboles de réalités spirituelles), commettent une grave erreur au détriment de la « transcendance » de cette religion. Une telle erreur, qui témoigne d’ailleurs d’une conception assez fortement « matérialisée » et de l’incapacité de s’élever à un ordre supérieur, peut être regardée comme une fâcheuse concession au point de vue a « humaniste », c’est-à-dire individualiste et antitraditionnel, qui caractérise proprement l’esprit occidental moderne.


Dans de telles conditions, il est facile de comprendre que le rôle de l’individu qui confère l’initiation à un autre est bien véritablement un rôle de « transmetteur », au sens le plus exact de ce mot ; il n’agit pas en tant qu’individu, mais en tant que support d’une influence qui n’appartient pas à l’ordre individuel ; il est uniquement un anneau de la « chaîne » dont le point de départ est en dehors et au delà de l’humanité. C’est pourquoi il ne peut agir en son propre nom, mais au nom de l’organisation à laquelle il est rattaché et dont il tient ses pouvoirs, ou, plus exactement encore, au nom du principe que cette organisation représente visiblement.

Cela explique d’ailleurs que l’efficacité du rite accompli par un individu soit indépendante de la valeur propre de cet individu comme tel, ce qui est vrai également pour les rites religieux ; et nous ne l’entendons pas au sens « moral », ce qui serait trop évidemment sans importance dans une question qui est en réalité d’ordre exclusivement « technique », mais en ce sens que, même si l’individu considéré ne possède pas le degré de connaissance nécessaire pour comprendre le sens profond du rite et la raison essentielle de ses divers éléments, ce rite n’en aura pas moins son plein effet si, étant régulièrement investi de la fonction de « transmetteur », il l’accomplit en observant toutes les règles prescrites, et avec une intention que suffit à déterminer la conscience de son rattachement à l’organisation traditionnelle.
De là dérive immédiatement cette conséquence, que même une organisation où il ne se trouverait plus à un certain moment que ce que nous avons appelé des initiés « virtuels » (et nous reviendrons encore là-dessus par la suite) n’en demeurerait pas moins capable de continuer à transmettre réellement l’influence spirituelle dont elle est dépositaire ; il suffit pour cela que la « chaîne » ne soit pas interrompue ; et, à cet égard, la fable bien connue de « l’âne portant des reliques » est susceptible d’une signification initiatique digne d’être méditée (1).

1 Il est même à remarquer, à ce propos, que les reliques sont précisément un véhicule d’influences spirituelles ; la est la véritable raison du culte dont elles sont l’objet, même si cette raison n’est pas toujours consciente chez les représentants des religions exotériques, qui semblent parfois ne pas se rendre compte du caractère très « positif » des forces qu’ils manient, ce qui d’ailleurs n’empêche pas ces forces d’agir effectivement, même à leur insu, quoique peut-être avec moins d’ampleur que si elles étalent mieux dirigées « techniquement ».


Par contre, la connaissance même complète d’un rite, si elle a été obtenue en dehors des conditions régulières, est entièrement dépourvue de toute valeur effective ; c’est ainsi, pour prendre un exemple simple (puisque le rite s’y réduit essentiellement à la prononciation d’un mot ou d’une formule), que, dans la tradition hindoue, le mantra qui a été appris autrement que de la bouche d’un guru autorisé est sans aucun effet, parce qu’il n’est pas « vivifié » par la présence de l’influence spirituelle dont il est uniquement destiné à être le véhicule (1).

Ceci s’étend d’ailleurs, à un degré ou à un autre, à tout ce à quoi est attachée une influence spirituelle : ainsi, l’étude des textes sacrés d’une tradition, faite dans les livres, ne saurait jamais suppléer à leur communication directe ; et c’est pourquoi, là même où les enseignements traditionnels ont été plus ou moins complètement mis par écrit, ils n’en continuent pas moins à être régulièrement l’objet d’une transmission orale, qui, en même temps qu’elle est indispensable pour leur donner leur plein effet (dès lors qu’il ne s’agit pas de s’en tenir à une connaissance simplement théorique), assure la perpétuation de la « chaîne » à laquelle est liée la vie même de la tradition. Autrement, on n’aurait plus affaire qu’à une tradition morte, à laquelle aucun rattachement effectif n’est plus possible ; et, si la connaissance de ce qui reste d’une tradition peut avoir encore un certain intérêt théorique (en dehors, bien entendu, du point de vue de la simple érudition profane, dont la valeur ici est nulle, et en tant qu’elle est susceptible d’aider à la compréhension de certaines vérités doctrinales), elle ne saurait être d’aucun bénéfice direct en vue d’une « réalisation » quelconque (2).

Il s’agit si bien, en tout ceci, de la communication de quelque chose de « vital », que, dans l’Inde, nul disciple ne peut jamais s’asseoir en face du guru, et cela afin d’éviter que l’action du prâna qui est lié au souffle et à la voix, en s’exerçant trop directement, ne produise un choc trop violent et qui, par suite, pourrait n’être pas sans danger, psychiquement et même physiquement (3). 
Cette action est d’autant plus puissante, en effet, que le prâna lui-même, en pareil cas, n’est que le véhicule ou le support subtil de l’influence spirituelle qui se transmet du guru au disciple ; et le guru, dans sa fonction propre, ne doit pas être considéré comme une individualité (celle-ci disparaissant alors véritablement, sauf en tant que simple support), mais uniquement comme le représentant de la tradition même, qu’il incarne en quelque sorte par rapport à son disciple, ce qui constitue bien exactement ce rôle de « transmetteur » dont nous parlions plus haut.

1 Signalons en passant, à propos de cette « vivification », si l’on peut s’exprimer ainsi, que la consécration des temples, des images et des objets rituels a pour but essentiel d’en faire le réceptacle effectif des influences spirituelles sans la présence desquelles les rites auxquels ils doivent servir seraient dépourvus d’efficacité.
2 Ceci complète et précise encore ce que nous disions plus haut de la vanité d’un prétendu rattachement « idéal » aux formes d’une tradition disparue.
3 Là est aussi l’explication de la disposition spéciale des sièges dans une Loge maçonnique, ce dont la plupart des Maçons actuels sont assurément bien loin de se douter.