dimanche 22 septembre 2019

Le Règne : Le double sens de l’anonymat


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Le double sens de l'anonymat



Le Règne chapitre IX

À propos de la conception traditionnelle des métiers, qui ne fait qu’un avec celle des arts, nous devons encore signaler une autre question importante : les œuvres de l’art traditionnel, celles de l’art médiéval par exemple, sont généralement anonymes, et ce n’est même que très récemment que, par un effet de l’« individualisme » moderne, on a cherché à rattacher les quelques noms conservés par l’histoire à des chefs-d’œuvre connus, si bien que ces « attributions » sont souvent fort hypothétiques.
Cet anonymat est tout à l’opposé de la préoccupation constante qu’ont les artistes modernes d’affirmer et de faire connaître avant tout leur individualité ; par contre, un observateur superficiel pourrait penser qu’il est comparable au caractère également anonyme des produits de l’industrie actuelle, bien que ceux-ci ne soient assurément à aucun titre des « œuvres d’art » ; mais la vérité est tout autre, car, s’il y a effectivement anonymat dans les deux cas, c’est pour des raisons exactement contraires.

Il en est de l’anonymat comme de beaucoup d’autres choses qui, du fait de l’analogie inversée, peuvent être prises à la fois dans un sens supérieur et dans un sens inférieur : c’est ainsi, par exemple, que, dans une organisation sociale traditionnelle, un être peut être en dehors des castes de deux façons, soit parce qu’il est au-dessus d’elles (ativarna), soit parce qu’il est au-dessous (avarna), et il est évident que ce sont là deux extrêmes opposés.

D’une façon semblable, ceux des modernes qui se considèrent comme en dehors de toute religion sont à l’extrême opposé des hommes qui, ayant pénétré l’unité principielle de toutes les traditions, ne sont plus liés exclusivement à une forme traditionnelle particulière (1).
Par rapport aux conditions de l’humanité normale et en quelque sorte « moyenne », les uns sont en deçà, tandis que les autres sont au delà ; on pourrait dire que les uns sont tombés dans l’« infra-humain », tandis que les autres se sont élevés au « supra-humain ». Or, précisément, l’anonymat peut aussi caractériser à la fois l’« infra-humain » et le « supra-humain » : le premier cas est celui de l’anonymat moderne, anonymat qui est celui de la foule ou de la « masse » au sens où on l’entend aujourd’hui (et ce mot tout quantitatif de « masse » est encore bien significatif), et le second est celui de l’anonymat traditionnel dans ses différentes applications, y compris celle qui concerne les œuvres d’art.

1 Ceux-ci pourraient dire comme Mohyiddin ibn Arabi : « Mon cœur est devenu capable de toute forme : il est un pâturage pour les gazelles et un couvent pour les moines chrétiens, et un temple pour les idoles, et la Kaabah du pèlerin, et la table de la Thorah et le livre du Qorân. Je suis la religion de l’Amour, quelque route que prennent ses chameaux ; ma religion et ma foi sont la vraie religion. »


Pour bien comprendre ceci, il faut faire appel aux principes doctrinaux qui sont communs à toutes les traditions : l’être qui a atteint un état supra-individuel est, par là même, dégagé de toutes les conditions limitatives de l’individualité, c’est-à-dire qu’il est au delà des déterminations de « nom et forme » (nâma-rûpa) qui constituent l’essence et la substance de cette individualité comme telle ; il est donc véritablement « anonyme », parce que, en lui, le « moi » s’est effacé et a complètement disparu devant le « Soi » (2).
Ceux qui n’ont pas atteint effectivement un tel état doivent du moins, dans la mesure de leurs moyens, s’efforcer d’y parvenir, et par suite, dans la même mesure, leur activité devra imiter cet anonymat et, pourrait-on dire, y participer en quelque sorte, ce qui fournira d’ailleurs un « support » à leur réalisation spirituelle à venir.

2 Sur ce sujet, voir A. K. Coomaraswamy, Akimchanna : self-naughting, dans The New Indian Antiquary, n° d’avril 1940.

Cela est particulièrement visible dans les institutions monastiques, qu’il s’agisse du Christianisme ou du Bouddhisme, où ce qu’on pourrait appeler la « pratique » de l’anonymat se maintient toujours, même si le sens profond en est trop souvent oublié ; mais il ne faudrait pas croire que le reflet de cet anonymat dans l’ordre social se borne à ce seul cas particulier, et ce serait là se laisser illusionner par l’habitude de faire une distinction entre « sacré » et « profane », distinction qui, redisons-le encore, n’existe pas et n’a même aucun sens dans les sociétés strictement traditionnelles.
Ce que nous avons dit du caractère « rituel » qu’y revêt l’activité humaine tout entière l’explique suffisamment, et, en ce qui concerne notamment les métiers, nous avons vu que ce caractère y est tel qu’on a cru pouvoir parler à ce propos de « sacerdoce » ; il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’anonymat y soit de règle, parce qu’il représente la véritable conformité à l’« ordre », que l’artifex doit s’appliquer à réaliser le plus parfaitement possible dans tout ce qu’il fait.

On pourrait soulever ici une objection : puisque le métier doit être conforme à la nature propre de celui qui l’exerce, l’œuvre produite, avons-nous dit, exprimera nécessairement cette nature, et elle pourra être regardée comme parfaite en son genre, ou comme constituant un « chef-d’œuvre », quand elle l’exprimera d’une façon adéquate ; or la nature dont il s’agit est l’aspect essentiel de l’individualité, c’est-à-dire ce qui est défini par le « nom » ; n’y a-t-il pas là quelque chose qui semble aller directement à l’encontre de l’anonymat ?

Pour répondre à cela, il faut tout d’abord faire remarquer que, en dépit de toutes les fausses interprétations occidentales sur des notions telles que celles de Moksha et de Nirvâna, l’extinction du « moi » n’est en aucune façon une annihilation de l’être, mais qu’elle implique, tout au contraire, comme une « sublimation » de ses possibilités (sans quoi, notons-le en passant, l’idée même de « résurrection » n’aurait aucun sens) ; sans doute, l’artifex qui est encore dans l’état individuel humain ne peut que tendre vers une telle « sublimation », mais le fait de garder l’anonymat sera précisément pour lui le signe de cette tendance « transformante ».

D’autre part, on peut dire encore que, par rapport à la société elle-même, ce n’est pas en tant qu’il est « un tel » que l’artifex produit son œuvre, mais en tant qu’il remplit une certaine « fonction », d’ordre proprement « organique » et non pas « mécanique » (ceci marquant la différence fondamentale avec l’industrie moderne), à laquelle il doit, dans son travail, s’identifier tout autant qu’il est possible ; et cette identification, en même temps qu’elle est le moyen de son « ascèse » propre, marque en quelque sorte la mesure de sa participation effective à l’organisation traditionnelle, puisque c’est par l’exercice même de son métier qu’il est incorporé à celle-ci et qu’il y occupe la place qui convient proprement à sa nature.

Ainsi, de quelque façon qu’on envisage les choses, l’anonymat s’impose en quelque sorte normalement ; et, même si tout ce qu’il implique en principe ne peut être effectivement réalisé, il devra y avoir tout au moins un anonymat relatif, en ce sens que, là surtout où il y aura une initiation basée sur le métier, l’individualité profane ou « extérieure », désignée comme « un tel, fils d’un tel » (nâma-gotra), disparaîtra dans tout ce qui se rapporte à l’exercice de ce métier (3). Si maintenant nous passons à l’autre extrême, celui qui est représenté par l’industrie moderne, nous voyons que l’ouvrier y est bien aussi anonyme, mais parce que ce qu’il produit n’exprime rien de lui-même et n’est pas même véritablement son œuvre, le rôle qu’il joue dans cette production étant purement « mécanique ».


En somme, l’ouvrier comme tel n’a réellement pas de « nom », parce qu’il n’est, dans son travail, qu’une simple « unité » numérique sans qualités propres, qui pourrait être remplacée par toute autre « unité » équivalente, c’est-à-dire par un autre ouvrier quelconque, sans qu’il y ait rien de changé dans le produit de ce travail (4) ; et ainsi, comme nous le disions plus haut, son activité n’a plus rien de proprement humain, mais, bien loin de traduire ou tout au moins de refléter quelque chose de « supra-humain », elle est au contraire réduite à l’« infra-humain », et elle tend même vers le plus bas degré de celui-ci, c’est-à-dire vers une modalité aussi complètement quantitative qu’il est possible de la réaliser dans le monde manifesté.

3 On comprendra facilement par là pourquoi, dans des initiations de métier telles que le Compagnonnage, il est interdit, tout aussi bien que dans les ordres religieux, de désigner un individu par son nom profane ; il y a bien encore un nom, donc une individualité, mais c’est une individualité déjà « transformée », au moins virtuellement, par le fait même de l’initiation.
4 Il pourrait seulement y avoir une différence quantitative, parce qu’un ouvrier peut travailler plus ou moins rapidement qu’un autre (et c’est dans cette rapidité que consiste au fond toute l’« habileté » qu’on demande de lui) ; mais, au point de vue qualitatif, le produit du travail serait toujours le même, puisqu’il est déterminé, non pas par la conception mentale de l’ouvrier, ni par son habileté manuelle à donner à celle-ci une forme extérieure, mais uniquement par l’action de la machine dont son rôle se borne à assurer le fonctionnement.

Cette activité « mécanique » de l’ouvrier ne représente d’ailleurs qu’un cas particulier (le plus typique qu’on puisse constater en fait dans l’état actuel, parce que l’industrie est le domaine où les conceptions modernes ont réussi à s’exprimer le plus complètement) de ce que le singulier « idéal » de nos contemporains voudrait arriver à faire de tous les individus humains, et dans toutes les circonstances de leur existence ; c’est là une conséquence immédiate de la tendance dite « égalitaire », ou, en d’autres termes, de la tendance à l’uniformité, qui exige que ces individus ne soient traités que comme de simples « unités » numériques, réalisant ainsi l’« égalité » par en bas, puisque c’est là le seul sens où elle puisse être réalisée « à la limite », c’est-à-dire où il soit possible, sinon de l’atteindre tout à fait (car elle est contraire, comme nous l’avons vu, aux conditions mêmes de toute existence manifestée), du moins de s’en approcher de plus en plus et indéfiniment, jusqu’à ce qu’on soit parvenu au « point d’arrêt » qui marquera la fin du monde actuel.

Si nous nous demandons ce que devient l’individu dans de telles conditions, nous voyons que, en raison de la prédominance toujours plus accentuée en lui de la quantité sur la qualité, il est pour ainsi dire réduit à son seul aspect substantiel, à celui que la doctrine hindoue appelle rûpa (et, en fait, il ne peut jamais perdre la forme, qui est ce qui définit l’individualité comme telle, sans perdre par là même toute existence), ce qui revient à dire qu’il n’est plus guère que ce que le langage courant appellerait un « corps sans âme », et cela au sens le plus littéral de cette expression. Dans un tel individu, en effet, l’aspect qualitatif ou essentiel a presque entièrement disparu (nous disons presque, parce que la limite ne peut jamais être atteinte en réalité) ; et, comme cet aspect est précisément celui qui est désigné comme nâma, cet individu n’a véritablement plus de « nom » qui lui soit propre, parce qu’il est comme vidé des qualités que ce nom doit exprimer ; il est donc réellement « anonyme », mais au sens inférieur de ce mot.
C’est là l’anonymat de la « masse » dont l’individu fait partie et dans laquelle il se perd, « masse » qui n’est qu’une collection de semblables individus, tous considérés comme autant d’« unités » arithmétiques pures et simples ; on peut bien compter de telles « unités », évaluant ainsi numériquement la collectivité qu’elles composent, et qui, par définition, n’est elle-même qu’une quantité ; mais on ne peut aucunement donner à chacune d’elles une dénomination impliquant qu’elle se distingue des autres par quelque différence qualitative.


Nous venons de dire que l’individu se perd dans la « masse », ou que du moins il tend de plus en plus à s’y perdre ; cette « confusion » dans la multiplicité quantitative correspond encore, par inversion, à la « fusion » dans l’unité principielle. Dans celle-ci, l’être possède toute la plénitude de ses possibilités « transformées », si bien qu’on pourrait dire que la distinction, entendue au sens qualitatif, y est portée à son suprême degré, en même temps que toute séparation a disparu (5) ; dans la quantité pure, au contraire, la séparation est à son maximum, puisque c’est là que réside le principe même de la « séparativité », et l’être est d’ailleurs évidemment d’autant plus « séparé » et plus enfermé en lui-même que ses possibilités sont plus étroitement limitées, c’est-à-dire que son aspect essentiel comporte moins de qualités ; mais, en même temps, puisqu’il est d’autant moins distingué qualitativement au sein de la « masse », il tend bien véritablement à s’y confondre.

5 C’est le sens de l’expression d’Eckhart, « fondu, mais non confondu », que M. Coomaraswamy, dans l’article mentionné plus haut, rapproche très justement de celui du terme sanscrit bhêdâbhêda, « distinction sans différence », c’est-à-dire sans séparation.

Ce mot de « confusion » est ici d’autant mieux approprié qu’il évoque l’indistinction toute potentielle du « chaos », et c’est bien de cela qu’il s’agit en effet, puisque l’individu tend à se réduire à son seul aspect substantiel, c’est-à-dire à ce que les scolastiques appelleraient une « matière sans forme », où tout est en puissance et où rien n’est en acte, si bien que le terme ultime, s’il pouvait être atteint, serait une véritable « dissolution » de tout ce qu’il y a de réalité positive dans l’individualité ; et, en raison même de l’extrême opposition qui existe entre l’une et l’autre, cette confusion des êtres dans l’uniformité apparaît comme une sinistre et « satanique » parodie de leur fusion dans l’unité.