lundi 30 juillet 2018

René Guénon : INITIATION FÉMININE ET INITIATIONS DE MÉTIER


On nous fait souvent remarquer qu’il semble n’y avoir pour les femmes, dans les formes traditionnelles occidentales qui subsistent actuellement, aucune possibilité d’ordre initiatique, et beaucoup se demandent quelles peuvent être les raisons de cet état de choses, qui est assurément fort regrettable, mais auquel il serait sans doute bien difficile de remédier.



Jeanne d'Arc...

Cela devrait d’ailleurs donner à réfléchir à ceux qui s’imaginent que l’Occident a accordé à la femme une place privilégiée quelle n’a jamais eue dans aucune autre civilisation ; c’est peut-être vrai à certains égards, mais surtout en ce sens que, dans les temps modernes, il l’a fait sortir de son rôle normal en lui permettant d’accéder à des fonctions qui devraient appartenir exclusivement à l’homme, de sorte que ce n’est là encore qu’un cas particulier du désordre de notre époque.

A d’autres points de vue plus légitimes, au contraire, la femme y est en réalité beaucoup plus désavantagée que dans les civilisations orientales, où il lui a toujours été possible, notamment, de trouver une initiation qui lui convienne dès lors qu’elle possède les qualifications requises ; c’est ainsi, par exemple, que l’initiation islamique a toujours été accessible aux femmes, ce qui, notons-le en passant, suffit pour réduire à néant quelques-unes des absurdités qu’on a l’habitude de débiter en Europe au sujet de l’Islam.


Pour en revenir au monde occidental, il va de soi que nous n’entendons pas parler ici de l’antiquité, où il y eut très certainement des initiations féminines, et où certaines l’étaient ·même exclusivement, tout aussi bien que d’autres étaient exclusivement masculines ; mais qu’en fut-il au moyen âge ?
Il n’est assurément pas impossible que les femmes aient été admises alors dans quelques organisations possédant une initiation qui relevait de l’ésotérisme chrétien, et cela est même très vraisemblable (1) ; mais, comme ces organisations sont de celles dont, depuis longtemps, il ne reste plus aucune trace, il est bien difficile d’en parler avec certitude et d’une façon précise, et, en tout cas, il est probable qu’il n’y eut jamais là que des possibilités fort restreintes.

Quant à l’initiation chevaleresque, il est trop évident que, par sa nature même, elle ne saurait aucunement convenir aux femmes ; et il en est de même des initiations de métier, ou tout au moins des plus importantes d’entre elles et de celles qui, d’une façon ou d’une autre, se sont continuées jusqu’à nos jours.

1 Un cas comme celui de Jeanne d’Arc paraît très significatif à cet égard, en dépit des multiples énigmes dont il est entouré.

Là est précisément la véritable raison de l’absence de toute initiation féminine dans l’Occident actuel : c’est que toutes les initiations qui y subsistent sont essentiellement basées sur des métiers dont l’exercice appartient exclusivement aux hommes ; et c’est pourquoi, comme nous le disions plus haut, on ne voit pas trop comment cette fâcheuse lacune pourrait être comblée, à moins qu’on ne trouve quelque jour le moyen de réaliser une hypothèse que nous envisagerons tout à l’heure.

Nous savons bien que certains de nos contemporains ont pensé que, dans le cas où l’exercice effectif du métier avait disparu, l’exclusion des femmes de l’initiation correspondante avait par la même perdu sa raison d’être ; mais c’est là un véritable non-sens, car la base d’une telle initiation n’est aucunement changée pour cela, et, ainsi que nous l’avons déjà expliqué ailleurs (2), cette erreur implique une complète méconnaissance de la signification et de la portée réelles des qualifications initiatiques.
Comme nous le disions alors, la connexion avec le métier, tout à fait indépendamment de son exercice extérieur, demeure nécessairement inscrite dans la forme même de cette initiation et dans ce qui la caractérise et la constitue essentiellement comme telle, de sorte qu’elle ne saurait en aucun cas être valable pour quiconque est inapte à exercer le métier dont il s’agit.

Femmes tissant le burnous

Naturellement, c’est la Maçonnerie que nous avons particulièrement en vue ici, puisque, pour ce qui est du Compagnonnage, l’exercice du métier n’a pas cessé d’y être considéré comme une condition indispensable ; du reste, en fait, nous ne connaissons sous aucun autre exemple d’une telle déviation que la « Maçonnerie mixte », qui, pour cette raison, ne pourra jamais être admise comme « régulière » par personne de ceux qui comprennent tant soit peu les principes mêmes de la Maçonnerie.
Au fond, l’existence de cette « Maçonnerie mixte » (ou Co-Masonry, comme elle est appelée dans les pays de langue anglaise) représente tout simplement une tentative de transporter, dans le domaine initiatique lui-même qui devrait encore plus que tout autre en être exempt, la conception « égalitaire » qui, se refusant à voir les différences de nature qui existent entre les êtres, en arrive à attribuer aux femmes un rôle proprement masculin, et qui est d’ailleurs manifestement à la racine de tout le « féminisme » contemporain (3).

Maintenant, la question qui se pose est celle-ci : pourquoi tous les métiers qui sont inclus dans le Compagnonnage sont-ils exclusivement masculins, et pourquoi aucun métier féminin ne paraît-il avoir donné lieu à une semblable initiation ?
Cette question, à vrai dire, est assez complexe, et nous ne prétendons pas la résoudre ici entièrement ; en laissant de côté la recherche des contingences historiques qui ont pu intervenir à cet égard, nous dirons seulement qu’il peut y avoir certaines difficultés particulières, dont une des principales est peut-être due au fait que, au point de vue traditionnel, les métiers féminins doivent normalement s’exercer à l’intérieur de la maison, et non pas au dehors comme les métiers masculins.

2 Aperçus sur l’Initiation, ch. XIV.
3 Il est bien entendu que nous parlons ici d’une Maçonnerie où les femmes sont admises au même titre que les hommes, et non de l’ancienne « Maçonnerie d’adoption », qui avait seulement pour but de donner satisfaction aux femmes qui se plaignaient d’être exclues de la Maçonnerie, en leur conférant un simulacre d’initiation qui, s’il était tout illusoire et n’avait aucune valeur réelle, n’avait du moins ni les prétentions ni les inconvénients de la « Maçonnerie mixte ».

Cependant, une telle difficulté n’est pas insurmontable et pourrait seulement requérir quelques modalités spéciales dans la constitution d’une organisation initiatique ; et, d’autre part, il n’est pas douteux qu’il y a des métiers féminins qui sont parfaitement susceptibles de servir de support à une initiation.
Nous pouvons citer, à titre d’exemple très net sous ce rapport, le tissage, dont nous avons exposé dans un de nos ouvrages le symbolisme particulièrement important (4) ; ce métier est d’ailleurs de ceux qui peuvent être exercés à la fois par des hommes et par des femmes ; comme exemple d’un métier plus exclusivement féminin, nous citerons la broderie, à laquelle se rattachent directement les considérations sur le symbolisme de l’aiguille dont nous avons parlé en diverses occasions, ainsi que quelques-unes de celles qui concernent le sûtrâtmâ (5).


John William Waterhouse, Pénélope et les prétendants, huile sur toile, 1912

Il est facile de comprendre qu’il pourrait y avoir de ce côté, en principe tout au moins, des possibilités d’initiation féminine qui ne seraient nullement négligeables ; mais nous disons en principe parce que malheureusement, dans les conditions actuelles, il n’existe en fait aucune transmission authentique permettant de réaliser ces possibilités ; et nous ne redirons jamais trop, puisque c’est là une chose que beaucoup semblent toujours perdre de vue, que, en dehors d’une telle transmission, il ne saurait y avoir aucune initiation valable, celle-ci ne pouvant nullement être constituée par des initiatives individuelles, qui, quelles qu’elles soient, ne peuvent par elles-mêmes aboutir qu’à une pseudo-initiation, l’élément supra-humain, c’est-à-dire l’influence spirituelle, faisant forcément défaut en pareil cas.
Pourtant, on pourrait peut-être entrevoir une solution si l’on songe à ceci : les métiers appartenant au Compagnonnage ont toujours eu la faculté, en tenant compte de leurs affinités plus spéciales, d’affilier tels ou tels autres métiers et de conférer à ceux-ci une initiation qu’ils ne possédaient pas antérieurement, et qui est régulière par là même qu’elle n’est qu’une adaptation d’une initiation préexistante ; ne pourrait-il se trouver quelque métier qui soit susceptible d’effectuer une telle transmission à l’égard de certains métiers féminins ?

La chose ne semble pas absolument impossible et peut-être même n’est-elle pas entièrement sans exemple dans le passé (6) ; mais il ne faut d’ailleurs pas se dissimuler qu’il y aurait alors de grandes difficultés en ce qui concerne l’adaptation nécessaire, celle-ci étant évidemment beaucoup plus délicate qu’entre deux métiers masculins : où trouverait-on aujourd’hui des hommes qui soient suffisamment compétents pour réaliser cette adaptation dans un esprit rigoureusement traditionnel, et en se gardant d’y introduire la moindre fantaisie qui risquerait de compromettre la validité de l’initiation transmise (7) ?

Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons naturellement formuler rien de plus qu’une simple suggestion, et ce n’est pas à nous qu’il appartient d’aller plus loin en ce sens ; mais nous entendons si souvent déplorer l’inexistence d’une initiation féminine occidentale qu’il nous a semblé qu’il valait la peine d’indiquer tout au moins ce qui, dans cet ordre, nous paraît bien constituer l’unique possibilité actuellement subsistante.

4 Le Symbolisme de la Croix, ch. XIV.
5 Voir notamment Encadrements et labyrinthes, dans le numéro d’octobre-novembre 1947 : les dessins de Dürer et de Vinci dont il est question pourraient être considérés, et l’ont d’ailleurs été par quelques-uns, comme représentant des modèles de broderies. [Note de l’éditeur : dans Symboles fondamentaux de la Science sacrée, cet article forme le chapitre LXVI.)]
6 Nous avons vu autrefois mentionner quelque part le fait que, au XVIIIème siècle, une corporation féminine au moins, celle des épinglières, aurait été affiliée ainsi au Compagnonnage ; malheureusement, nos souvenirs ne nous permettent pas d’apporter plus de précision à ce sujet.
7 Le danger serait en somme de faire dans le Compagnonnage, ou à côté de lui, quelque chose qui n’aurait pas plus de valeur réelle que la « Maçonnerie d’adoption » dont nous parlions plus haut ; encore ceux qui instituèrent celle-ci savaient-ils au moins à quoi s’en tenir là-dessus, tandis que, dans notre hypothèse, ceux qui voudraient instituer une initiation compagnonnique féminine sans tenir compte de certaines conditions nécessaires seraient, par suite de leur incompétence, les premiers à se faire illusion.




Publié dans « Etudes Traditionnelles », juillet-août 1948.

Repris dans cet ouvrage en page 50 :

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