mercredi 20 juin 2018

De Ror : L'Odyssée de Pi : Anatomie d'un récit initiatique


Je partage cet article de Ror car il complète à merveille ce que je tente de faire passer dans l’article de ce matin....

« L’intellect pur » (ne pas confondre avec le sens « intello »...), les différents niveaux de lecture des livres traditionnels, le Centre et la circonférence, le rapport entre la Tradition et les religions, l’approche limitée par défaut de connaissances ou réduit à l’aspect « sentimentaliste » le plus extérieur, etc...

Puissent les graines plantées donner des plantes vigoureuses et non pas des "racines".... :-)


Lien direct :  http://leschroniquesderorschach.blogspot.com/2018/06/lodyssee-de-pi-anatomie-dun-recit.html




Résumé :
Après une enfance passée à Pondichéry en Inde, Pi Patel, 17 ans, embarque avec sa famille pour le Canada où l’attend une nouvelle vie. Mais son destin est bouleversé par le naufrage spectaculaire du cargo en pleine mer.
Il se retrouve seul survivant à bord d'un canot de sauvetage. Seul, ou presque... Richard Parker, splendide et féroce tigre du Bengale est aussi du voyage.
L’instinct de survie des deux naufragés leur fera vivre une odyssée hors du commun au cours de laquelle Pi devra développer son ingéniosité et faire preuve d’un courage insoupçonné pour survivre à cette aventure incroyable.




Sorti en 2012, "L'Odyssée de Pi" a émerveillé le public ainsi que les critiques avec de belles images et une histoire émouvante mais au delà de ces qualités évidentes du film, peu de commentateurs sont parvenus à restituer son sens profond, un sens qui va au delà de l'allégorie qui nous fut présentée.
En réalité, à l'instar de beaucoup de contes et de légendes anciennes " l'Odyssée de Pi" recèle un sens caché destiné à une infime catégorie d'individus, ceux qui sont engagés dans une démarche initiatique.

Quand le spectateur "normal" voit un spectacle émouvant, l'initié lui accède au sens profond de l'œuvre.

Il n'est pas question dans ce post de procéder à une analyse minutieuse de cette œuvre, pour cela il faudrait y consacrer un livre. On se contentera seulement d'exposer quelques pistes de réflexion. Il s'agit de semer quelques graines en espérant qu'un jour elles puissent germer.
Car de mon point de vue, il n'est pas question que seuls quelques initiés se réservent le monopole d'un savoir au détriment des autres.

En quelques lignes, " L'Odyssée de Pi" est une oeuvre initiatique qui donc par définition se prête à une lecture symbolique. Une fois que les symboles ont été mis en évidence, on peut accéder au message secret de l'oeuvre.

Le premier symbole c'est bien entendu le tigre. Celui ci représente la bête qui sommeille en nous et qu'il faut peu à peu domestiquer. Il est la résultante de toutes les envies et pulsions (y compris sexuelles) qui composent l'héritage animal de l'Homme. Le film se veut donc l'illustration d'un combat pour la domination du corps de l'homme représenté par la barque, on remarquera que le héros finira par survive de manière séparée sur un petit radeau fait de bric et de broc, il s'agit là bien entendu d'une allégorie de sa conscience et de son intellect.

Mis à part cela, tout au long de l'histoire, des indices ont été disséminés et militent en faveur d'une lecture symbolique du film. Tout d'abord, le fait que le jeune héros soit prénommé " Pi", le nombre irrationnel par excellence indique que pour comprendre le sens profond de cette histoire, il faut faire appel à des facultés se situant au delà de la stricte rationalité.

D'ailleurs, ces facultés supra-rationnelles sont explicitement mises en avant dans le livre de Yann Martel (page p.313) :
« J'ai fait usage de ma raison à chaque instant. La raison est excellente pour se nourrir, se vêtir, se loger. La raison est la meilleure boîte à outils. Il n'y a rien comme la raison pour maintenir les tigres à distance. Mais si on est excessivement raisonnable, on risque de jeter tout l'univers par la fenêtre. »

Il faut donc faire appel à un peu de ce que le Traditionnaliste René Guénon qualifiait d' "intuition intellectuelle" et saisir les divers codes qui nous ont été fournis.


Par ailleurs le film fourmille de signes pointant vers la Tradition. Tout d'abord, nous sommes invités à travers la quête spirituelle du jeune héros,  à goûter à la doctrine de l'accord sur les principes selon laquelle toutes les Traditions recèlent les mêmes vérités métaphysiques transcendantales et qu'elles ne se différencient qu'en vertu des adaptations spécifiques aux conditions de leur époque.
Et c'est parce qu'il est parvenu à  saisir cette vérité fondamentale que le jeune héros commence son cheminement en étudiant et en pratiquant en même temps,  les 3 religions révélées en dépit des remontrances de sa famille. Ce faisant, il se place au dessus de toute forme de conformisme social. Pour lui il ne s'agit pas d'adhérer à telle ou telle communauté de croyants mais de rétablir le lien avec "ce qui est en haut", ce qui est en conformité avec la religion au sens premier terme (du latin religare = relier).

Néanmoins,  on verra que par la suite, sa quête des vérités premières l'emmènera à dépasser les concepts religieux et l’entraînera vers la réalisation d'états supra-humains. Pour cela, il devra se dépouiller de tout bagage (sa vie d'avant, les divers ustensiles et même son journal de bord) et entamer un long travail de purification. Il s'agit là de la quête Traditionnelle par excellence et c'est le véritable sujet du film.

Le fait que le héros soit prénommé " PI"  ramène également à la symbolique traditionnelle du centre et de la circonférence c'est à dire de l'être total envisagé sous toutes ses modalités. Dans cette perspective, le centre symbolise le principe non-manifesté, techniquement il est placé au delà de toutes les contingences et il ne peut donc être situé nulle part, il est néanmoins relié à tous les points du cercle à travers les vibrations qu'il leur communique.

On remarquera que c'est exactement le sort que connait le héros de l'Histoire, perdu sans points de repère au milieu de l'océan. D'ailleurs dans le roman de Yann Martel, il est bien stipulé qu' "Etre un naufragé, c'est être un point au milieu d'un cercle, perpétuellement".
Cette odyssée de Pi doit être donc vue comme le retour de l'être vers son point d'origine, le dénombrement vers l'infini du chiffre PI dans la scène de l'école au début du film ramenant à toutes les modalités transitoires de la manifestation vis à vis de son Principe essentiel.

On observera également que le film commence dans un zoo et se termine à l'orée d'une foret vierge, il est difficile de ne pas y voir là un retour à ce que la Tradition appelle l'état primordial ou " âge d'or".
Pour parvenir à cette destination, PI passe par divers épisodes plus ou moins explicites,  le naufrage du cargo rappelle le Déluge, la barque est assimilée à une arche de Noé et une baleine blanche évoque l'histoire de Jonas qui aurait passé 3 jours dans le ventre de cet animal. Les initiés comprennent qu’il s'agit là d'une référence directe aux pratiques de l'école des mystères de l'ancienne Egypte.


Et c'est ainsi qu'au fur et à mesure du film, on passe  subrepticement de la petite histoire à la grande. 
L'Odyssée de Pi devient alors la grande aventure du genre humain à travers les cataclysmes et les divers cycles de son existence. On remarquera que la rédemption du héros s'effectue en vertu d'un voyage vers l'Orient (le Mexique) mais que néanmoins,  il a pour point de départ le sous-continent Indien que les données Traditionnelles situent à proximité de l'un des premiers points d'émergence de l'humanité adamique.

Voyageant donc de l'Orient vers l'Orient, le héros accomplit une boucle qui le ramène aux conditions qui prévalaient avant son départ. De ce point de vue, le tigre acquiert une dimension symbolique complémentaire et peut également être vu comme la représentation de l'homme pré-adamique qui à l'orée du nouveau cycle repart, sans tourner le moindre regard, dans son milieu naturel avec les autres animaux.

Ainsi, là où l'homme commun ne verra qu'une expérience visuelle jouissive ornée de belles images générées par ordinateur,  l'initié grâce à la mise en rapport avec ses études et son propre vécu, accédera à la compréhension intérieure de l'œuvre.

Analysée selon un point de vue Traditionnel, l'œuvre développe donc de multiples aspects insoupçonnés pour celui qui ne dispose pas de l'instruction adéquate, néanmoins plusieurs perches sont tendues afin que chacun puisse participer dans la mesure de ses moyens à la dimension ésotérique de l'œuvre.

Et c'est ainsi, au début du film quand le héros demande à sa fiancée le sens de sa chorégraphie, il faut comprendre qu'une œuvre peut servir à transmettre un message d'ordre ésotérique. Dés le départ, le spectateur est donc invité à voir ce qui se situe au delà des apparences et de ce que lui transmettent ses sens.

Dans le même registre, on remarquera que l'île végétale possède une forme humaine, que le cuistot joué par Depardieu (la hyène) doit être vu comme un condensé de tous les vices ( une représentation démoniaque) et qu'au dénouement du film, la substitution de l'histoire par les enquêteurs constitue le signe le plus évident qu'un même récit peut être perçu de manière différente selon les sujets et que chacun doit choisir quelle version lui convient en fonction des possibilités qui lui sont propres.

Et le dialogue final entre Pi et l'écrivain le confirme :

Pi
- Quel Histoire préférez-vous ? (entre l'histoire réelle et fictionnelle du tigre)
Ecrivain
- La fiction.
Pi
- Il en est de même de Dieu.

Ce qui est signifié par là, c'est que les récits religieux suivent la même trame que l'Odyssée de Pi et qu'ils recèlent également une dimension ésotérique que ceux qui sont incapables de voir au delà des apparences ne peuvent soupçonner.

Voici comment René Guénon envisageait ce problème :

Les vérités théologiques peuvent être regardées comme une traduction, à un point de vue spécial, de certaines vérités métaphysiques mais pour faire apparaître cet accord, il faut alors effectuer la transposition qui restitue à ces vérités leur sens profond, et le métaphysicien seul peut le faire, parce qu’il se place au delà de toutes les formes particulières et de tous les points de vue spéciaux.  (Orient et Occident, CHAPITRE IV)

La présentation que je vous ai faite ne doit être vue que comme une timide tentative de vulgariser certains concepts de nature ésotérique car je trouve regrettable que la majeure partie du public passe complètement à côté du film se contentant de jouir des belles images et d’une histoire romancée.
Mais il faut savoir que dans ce domaine rien n'est jamais acquis, rien n'est jamais formulé de manière explicite et que  les seuls progrès que l'on peut faire sont le résultat du travail et de l'acharnement personnel. C'est pourquoi je vous invite donc à voir ou à revoir ce film en tenant compte de la dimension ésotérique.


En cette fin de cycle, l'Odyssée de Pi constitue probablement l'une des dernières tentatives de dévoilement de la Tradition. Il ne reste hélas que peu d'individus capables d'entrevoir les fantastiques potentialités qu'elle recèle. Puisse ce petit texte contribuer à un meilleur éclairage du domaine Traditionnel qui reste encore largement méconnu du grand public.