vendredi 2 août 2019

Le Règne : Avant propos partie 2


Le livre est consultable sur ce lien :




Voir le sommaire : ICI




Avant-propos


Partie 2/2 : 

De même que la science traditionnelle des nombres est tout autre chose que l’arithmétique profane des modernes, même en joignant à celle-ci toutes les extensions algébriques ou autres dont elle est susceptible, de même aussi il est une « géométrie sacrée », non moins profondément différente de la science « scolaire » que l’on désigne aujourd’hui par ce même nom de géométrie.

Nous n’avons pas besoin d’insister longuement là-dessus, car tous ceux qui ont lu nos précédents ouvrages savent que nous y avons exposé, et notamment dans « Le Symbolisme de la Croix », maintes considérations relevant de cette géométrie symbolique dont il s’agit, et ils ont pu se rendre compte à quel point elle se prête à la représentation des réalités d’ordre supérieur, du moins dans toute la mesure où celles-ci sont susceptibles d’être représentées en mode sensible ; et d’ailleurs, au fond, les formes géométriques ne sont-elles pas nécessairement la base même de tout symbolisme figuré ou « graphique », depuis celui des caractères alphabétiques et numériques de toutes les langues jusqu’à celui des yantras initiatiques les plus complexes et les plus étranges en apparence ?


Il est aisé de comprendre que ce symbolisme puisse donner lieu à une multiplicité indéfinie d’applications ; mais, en même temps, on doit voir tout aussi facilement qu’une telle géométrie, bien loin de ne se référer qu’à la pure quantité, est au contraire essentiellement  « qualitative » ; et nous en dirons tout autant de la véritable science des nombres, car les nombres principiels, bien que devant être appelés ainsi par analogie, sont pour ainsi dire, par rapport à notre monde, au pôle opposé de celui où se situent les nombres de l’arithmétique vulgaire, les seuls que connaissent les modernes et sur lesquels ils portent exclusivement leur attention, prenant ainsi l’ombre pour la réalité même, comme les prisonniers de la caverne de Platon. 

Dans la présente étude, nous nous efforcerons de montrer plus complètement encore, et d’une façon plus générale, quelle est la véritable nature de ces sciences traditionnelles, et aussi, par là même, quel abîme les sépare des sciences profanes qui en sont comme une caricature ou une parodie, ce qui permettra de mesurer la déchéance subie par la mentalité humaine en passant des unes aux autres, mais aussi de voir, par la situation respective de leurs objets, comment cette déchéance suit strictement la marche descendante du cycle même parcouru par notre humanité.
Bien entendu, ces questions sont encore de celles qu’on ne peut jamais prétendre traiter complètement, car elles sont, de leur nature, véritablement inépuisables ; mais nous tâcherons tout au moins d’en dire assez pour que chacun puisse en tirer les conclusions qui s’imposent en ce qui concerne la détermination du « moment cosmique » auquel correspond l’époque actuelle.

S’il y a là des considérations que certains trouveront peut-être obscures malgré tout, c’est uniquement parce qu’elles sont trop éloignées de leurs habitudes mentales, trop étrangères à tout ce qui leur a été inculqué par l’éducation qu’ils ont reçue et par le milieu dans lequel ils vivent ; nous ne pouvons rien à cela, car il est des choses pour lesquelles un mode d’expression proprement symbolique est le seul possible, et qui, par conséquent, ne seront jamais comprises par ceux pour qui le symbolisme est lettre morte.
Nous rappellerons d’ailleurs que ce mode d’expression est le véhicule indispensable de tout enseignement d’ordre initiatique ; mais, sans même parler du monde profane dont l’incompréhension est évidente et en quelque sorte naturelle, il suffit de jeter un coup d’œil sur les vestiges d’initiation qui subsistent encore en Occident pour voir ce que certains, faute de « qualification » intellectuelle, font des symboles qui sont proposés à leur méditation, et pour être bien sûr que ceux-là, de quelques titres qu’ils soient revêtus et quelques degrés initiatiques qu’ils aient reçus « virtuellement », ne parviendront jamais à pénétrer le vrai sens du moindre fragment de la géométrie mystérieuse des « Grands Architectes d’Orient et d’Occident » !

Puisque nous venons de faire allusion à l’Occident, une remarque s’impose encore : quelque extension qu’ait prise, surtout en ces dernières années, l’état d’esprit que nous appelons spécifiquement « moderne », et quelque emprise qu’il exerce de plus en plus, extérieurement tout au moins, sur le monde entier, cet état d’esprit n’en demeure pas moins purement occidental par son origine : c’est bien en Occident qu’il a pris naissance et qu’il a eu longtemps son domaine exclusif, et, en Orient, son influence ne sera jamais autre chose qu’une « occidentalisation ».
Si loin que puisse aller cette influence dans la suite des événements qui se dérouleront encore, on ne pourra donc jamais prétendre l’opposer à ce que nous avons dit de la différence de l’esprit oriental et de l’esprit occidental, qui est en somme la même chose pour nous que celle de l’esprit traditionnel et de l’esprit moderne, car il est trop évident que, dans la mesure où un homme s’« occidentalise », quels que soient sa race et son pays, il cesse par là même d’être un Oriental spirituellement et intellectuellement, c’est-à-dire au seul point de vue qui nous importe en réalité.

Ce n’est pas là une simple question de « géographie », à moins qu’on ne l’entende tout autrement que les modernes, car il y a aussi une géographie symbolique ; et, à ce propos, l’actuelle prépondérance de l’Occident présente d’ailleurs une correspondance fort significative avec la fin d’un cycle, puisque l’Occident est précisément le point où le soleil se couche, c’est-à-dire où il arrive à l’extrémité de sa course diurne, et où, suivant le symbolisme chinois, « le fruit mûr tombe au pied de l’arbre ».


Quant aux moyens par lesquels l’Occident est arrivé à établir cette domination, dont la « modernisation » d’une partie plus ou moins considérable des Orientaux n’est que la dernière et la plus fâcheuse conséquence, il suffira de se reporter à ce que nous en avons dit dans d’autres ouvrages pour se convaincre qu’ils ne reposent en définitive que sur la force matérielle, ce qui revient à dire, en d’autres termes, que la domination occidentale elle-même n’est encore qu’une expression du « règne de la quantité ».

Ainsi, de quelque côté qu’on envisage les choses, on est toujours ramené aux mêmes considérations et on les voit se vérifier constamment dans toutes les applications qu’il est possible d’en faire ; cela n’a d’ailleurs rien qui doive surprendre, car la vérité est nécessairement cohérente, ce qui, bien entendu, ne veut nullement dire « systématique », contrairement à ce que pourraient trop volontiers supposer les philosophes et les savants profanes, enfermés qu’ils sont dans des conceptions étroitement limitées, qui sont celles auxquelles le nom de « systèmes » convient proprement, et qui, au fond, ne traduisent que l’insuffisance des mentalités individuelles livrées à elles-mêmes, ces mentalités fussent-elles celles de ce qu’on est convenu d’appeler des « hommes de génie », dont toutes les spéculations les plus vantées ne valent certes pas la connaissance de la moindre vérité traditionnelle.

Là-dessus aussi, nous nous sommes suffisamment expliqué lorsque nous avons eu à dénoncer les méfaits de l’« individualisme », qui est encore une des caractéristiques de l’esprit moderne ; mais nous ajouterons ici que la fausse unité de l’individu conçu comme formant par lui-même un tout complet correspond, dans l’ordre humain, à ce qu’est celle du prétendu « atome » dans l’ordre cosmique : l’un et l’autre ne sont que des éléments considérés comme « simples » à un point de vue tout quantitatif, et, comme tels, supposés susceptibles d’une sorte de répétition indéfinie qui n’est proprement qu’une impossibilité, étant essentiellement incompatible avec la nature même des choses ; en fait, cette répétition indéfinie n’est pas autre chose que la multiplicité pure, vers laquelle le monde actuel tend de toutes ses forces, sans cependant jamais pouvoir arriver à s’y perdre entièrement, puisqu’elle se tient à un niveau inférieur à toute existence manifestée, et qui représente l’extrême opposé de l’unité principielle.
Il faut donc voir le mouvement de descente cyclique comme s’effectuant entre ces deux pôles, partant de l’unité, ou plutôt du point qui en est le plus proche dans le domaine de la manifestation, relativement à l’état d’existence que l’on envisage, et tendant de plus en plus vers la multiplicité, nous voulons dire la multiplicité considérée analytiquement et sans être rapportée à aucun principe, car il va de soi que, dans l’ordre principiel, toute multiplicité est comprise synthétiquement dans l’unité même.


Il peut sembler qu’il y ait, en un certain sens, multiplicité aux deux points extrêmes, de même qu’il y a aussi corrélativement, suivant ce que nous venons de dire, l’unité d’un côté et les « unités » de l’autre ; mais la notion de l’analogie inversée s’applique encore strictement ici, et, tandis que la multiplicité principielle est contenue dans la véritable unité métaphysique, les « unités » arithmétiques ou quantitatives sont au contraire contenues dans l’autre multiplicité, celle d’en bas ; et, remarquons-le incidemment, le seul fait de pouvoir parler d’« unités » au pluriel ne montre-t-il pas assez combien ce que l’on considère ainsi est loin de la véritable unité ?
La multiplicité d’en bas est, par définition, purement quantitative, et l’on pourrait dire qu’elle est la quantité même, séparée de toute qualité ; par contre, la multiplicité d’en haut, ou ce que nous appelons ainsi analogiquement, est en réalité une multiplicité qualitative, c’est-à-dire l’ensemble des qualités ou des attributs qui constituent l’essence des êtres et des choses.


On peut donc dire encore que la descente dont nous avons parlé s’effectue de la qualité pure vers la quantité pure, l’une et l’autre étant d’ailleurs des limites extérieures à la manifestation, l’une au delà et l’autre en deçà, parce qu’elles sont, par rapport aux conditions spéciales de notre monde ou de notre état d’existence, une expression des deux principes universels que nous avons désignés ailleurs respectivement comme « essence » et « substance », et qui sont les deux pôles entre lesquels se produit toute manifestation ; et c’est là le point que nous allons avoir à expliquer plus complètement en premier lieu, car c’est par là surtout qu’on pourra mieux comprendre les autres considérations que nous aurons à développer dans la suite de cette étude.