CHAPITRE X : Des centres initiatiques
Nous pensons en avoir dit assez pour montrer, aussi clairement qu’il
est possible de le faire, la nécessité de la transmission initiatique, et pour
bien faire comprendre qu’il ne s’agit pas là de choses plus ou moins
nébuleuses, mais au contraire de choses extrêmement précises et bien définies,
où la rêverie et l’imagination ne sauraient avoir la moindre part, non plus que
tout ce qu’on qualifie aujourd’hui de « subjectif » et d’« idéal ».
Il nous reste encore, pour compléter ce qui se rapporte à cette
question, à parler quelque peu des centres spirituels dont procède, directement
ou indirectement, toute transmission régulière, centres secondaires rattachés
eux-mêmes au centre suprême qui conserve le dépôt immuable de la Tradition
primordiale, dont toutes les formes traditionnelles particulières sont dérivées
par adaptation à telles ou telles circonstances définies de temps et de lieu.
Nous avons indiqué, dans une autre étude (1), comment ces centres
spirituels sont constitués à l’image du centre suprême lui-même, dont ils sont
en quelque sorte comme autant de reflets ; nous n’y reviendrons donc pas ici,
et nous nous bornerons à envisager certains points qui sont en relation plus
immédiate avec les considérations que nous venons d’exposer.
Tout d’abord, il est facile de comprendre que le rattachement au
centre suprême soit indispensable pour assurer la continuité de transmission
des influences spirituelles depuis les origines mêmes de la présente humanité
(nous devrions même dire au delà de ces origines, puisque ce dont il s’agit est
« non-humain ») et à travers toute la durée de son cycle d’existence ; il en
est ainsi pour tout ce qui a un caractère véritablement traditionnel, même pour
les organisations exotériques, religieuses ou autres, tout au moins à leur
point de départ ; à plus forte raison en est-il de même dans l’ordre
initiatique. En même temps, c’est ce rattachement qui maintient l’unité
intérieure et essentielle existant sous la diversité des apparences formelles,
et qui est, par conséquent, la garantie fondamentale de l’« orthodoxie », au
vrai sens de ce mot.
1 Le
Roi du Monde.
Seulement, il doit être bien entendu que ce rattachement peut ne pas
demeurer toujours conscient, et cela n’est que trop évident dans l’ordre
exotérique ; par contre, il semble qu’il devrait l’être toujours dans le cas
des organisations initiatiques, dont une des raisons d’être est précisément, en
prenant pour point d’appui une certaine forme traditionnelle, de permettre de
passer au delà de cette forme et de s’élever ainsi de la diversité à l’unité.
Ceci, naturellement, ne veut pas dire qu’une telle conscience doive exister
chez tous les membres d’une organisation initiatique, ce qui est manifestement
impossible et rendrait d’ailleurs inutile l’existence d’une hiérarchie de
degrés ; mais elle devrait normalement exister au sommet de cette hiérarchie,
si tous ceux qui y sont parvenus étaient véritablement des « adeptes », c’est-à-dire
des êtres ayant réalisé effectivement la plénitude de l’initiation (1) ; et de
tels « adeptes » constitueraient un centre initiatique qui serait constamment
en communication consciente avec le centre suprême.
Cependant, en fait, il peut arriver qu’il n’en soit pas toujours
ainsi, ne serait-ce que par suite d’une certaine dégénérescence que rend
possible l’éloignement des origines, et qui peut aller jusqu’au point où, comme
nous le disions précédemment, une organisation en arriverait à ne plus
comprendre que ce que nous avons appelé des initiés « virtuels », continuant
toutefois à transmettre, même s’ils ne s’en rendent plus compte, l’influence
spirituelle dont cette organisation est dépositaire. Le rattachement subsiste
alors malgré tout par là même que la transmission n’a pas été interrompue, et
cela suffit pour que quelqu’un de ceux qui auront reçu l’influence spirituelle
dans ces conditions puisse toujours en reprendre conscience s’il a en lui les
possibilités requises ; ainsi, même dans ce cas, le fait d’appartenir à une
organisation initiatique est loin de ne représenter qu’une simple formalité
sans portée réelle, du même genre que l’adhésion à une quelconque association
profane, comme le croient trop volontiers ceux qui ne vont pas au fond des
choses et qui se laissent tromper par quelques similitudes purement
extérieures, lesquelles ne sont d’ailleurs dues, en fait, qu’à l’état de
dégénérescence dans lequel se trouvent actuellement les seules organisations
initiatiques dont ils peuvent avoir quelque connaissance plus ou moins
superficielle.
D’autre part, il importe de remarquer qu’une organisation initiatique
peut procéder du centre suprême, non pas directement, mais par l’intermédiaire
de centres secondaires et subordonnés, ce qui est même le cas le plus habituel
; comme il y a dans chaque organisation une hiérarchie de degrés, il y a ainsi,
parmi les organisations elles-mêmes, ce qu’on pourrait appeler des degrés d’«
intériorité » et d’« extériorité » relative ; et il est clair que celles qui
sont les plus extérieures, c’est-à-dire les plus éloignées du centre suprême,
sont aussi celles où la conscience du rattachement à celui-ci peut se perdre le
plus facilement.
1
C’est là le seul sens vrai et légitime de ce mot, qui, à l’origine appartenait
exclusivement à la terminologie initiatique et plus spécialement rosicrucienne
; mais il faut encore signaler à ce propos un de ces étranges abus de langage
si nombreux à notre époque : on en est arrivé, dans l’usage vulgaire, à prendre
« adeptes » pour un synonyme d’« adhérents », si bien qu’on applique couramment
ce mot à l’ensemble des membres de n’importe quelle organisation, s’agit-il de
l’association la plus purement profane qu’il soit possible de concevoir !
Bien que le but de toutes les organisations initiatiques soit
essentiellement le même, il en est qui se situent en quelque sorte à des
niveaux différents quant à leur participation à la Tradition primordiale (ce
qui d’ailleurs ne veut pas dire que, parmi leurs membres, il ne puisse pas y en
avoir qui aient atteint personnellement un même degré de connaissance
effective) ; et il n’y a pas lieu de s’en étonner, si l’on observe que les
différentes formes traditionnelles elles-mêmes ne dérivent pas toutes
immédiatement de la même source originelle ; la « chaîne » peut compter un
nombre plus ou moins grand d’anneaux intermédiaires, sans qu’il y ait pour cela
aucune solution de continuité.
L’existence de cette superposition n’est pas une des moindres raisons
parmi toutes celles qui font la complexité et la difficulté d’une étude quelque
peu approfondie de la constitution des organisations initiatiques ; encore
faut-il ajouter qu’une telle superposition peut se rencontrer aussi à
l’intérieur d’une même forme traditionnelle, ainsi qu’on peut en trouver un
exemple particulièrement net dans le cas des organisations appartenant à la
tradition extrême-orientale.
Cet exemple, auquel nous ne pouvons faire ici qu’une simple allusion,
est même peut-être un de ceux qui permettent le mieux de comprendre comment la
continuité est assurée à travers les multiples échelons constitués par autant
d’organisations superposées, depuis celles qui, engagées dans le domaine de l’action,
ne sont que des formations temporaires destinées à jouer un rôle relativement
extérieur, jusqu’à celles de l’ordre le plus profond, qui, tout en demeurant
dans le « non-agir » principiel, ou plutôt par cela même, donnent à toutes les
autres leur direction réelle.
A ce propos, nous devons appeler spécialement l’attention sur le fait
que, même si certaines de ces organisations, parmi les plus extérieures, se
trouvent parfois être en opposition entre elles, cela ne saurait en rien
empêcher l’unité de direction d’exister effectivement, parce que la direction
en question est au delà de cette opposition, et non point dans le domaine où
celle-ci s’affirme. Il y a là, en somme, quelque chose de comparable aux rôles
joués par différents acteurs dans une même pièce de théâtre, et qui, alors même
qu’ils s’opposent, n’en concourent pas moins à la marche de l’ensemble ; chaque
organisation joue de même le rôle auquel elle est destinée dans un plan qui la
dépasse ; et ceci peut s’étendre même au domaine exotérique, où, dans de telles
conditions, les éléments qui luttent les uns contre les autres n’en obéissent
pas moins tous, quoique tout à fait inconsciemment et involontairement, à une
direction unique dont ils ne soupçonnent même pas l’existence (1).
Ces considérations font aussi comprendre comment, au sein d’une même
organisation, il peut exister en quelque sorte une double hiérarchie, et ceci
plus spécialement dans le cas ou les chefs apparents ne sont pas conscients
eux-mêmes du rattachement à un centre spirituel ; il pourra y avoir alors, en
dehors de la hiérarchie visible qu’ils constituent, une autre hiérarchie
invisible, dont les membres, sans remplir aucune fonction « officielle »,
seront cependant ceux qui assureront réellement, par leur seule présence, la liaison
effective avec ce centre.
1
D’après la tradition islamique, tout être est naturellement et nécessairement
muslim, c’est-à-dire soumis à la Volonté divine, à laquelle, en effet, rien ne
peut se soustraire ; la différence entre les êtres consiste en ce que, tandis
que les uns se conforment consciemment et volontairement à l’ordre universel,
les autres l’ignorent ou même prétendent s’y opposer (voir Le Symbolisme de la
Croix, p. 187). Pour comprendre entièrement le rapport de ceci avec ce que nous
venons de dire, il faut remarquer que les véritables centres spirituels doivent
être considérés comme représentant la Volonté divine en ce monde ; aussi ceux
qui y sont rattachés de façon effective peuvent-ils être regardés comme
collaborant consciemment à la réalisation de ce que l’initiation maçonnique
désigne comme le « plan du Grand Architecte de l’Univers » ; quant aux deux
autres catégories auxquelles nous venons de faire allusion, les ignorants purs
et simples sont les profanes, parmi lesquels il faut, bien entendu, comprendre
les « pseudo-initiés » de toute sorte, et ceux qui ont la prétention illusoire
d’aller contre l’ordre préétabli relèvent, à un titre ou à un autre, de ce que
nous avons appelé la « contre-initiation ».
Ces représentants des centres spirituels, dans les organisations
relativement extérieures, n’ont évidemment pas à se faire connaître comme tels,
et ils peuvent prendre telle apparence qui convient le mieux à l’action « de
présence » qu’ils ont à exercer, que ce soit celle de simples membres de
l’organisation s’ils doivent y jouer un rôle fixe et permanent, ou bien, s’il
s’agit d’une influence momentanée ou devant se transporter en des points
différents, celle de ces mystérieux « voyageurs » dont l’histoire a gardé plus
d’un exemple, et dont l’attitude extérieure est souvent choisie de la façon la
plus propre à dérouter les investigateurs, qu’il s’agisse d’ailleurs de frapper
l’attention pour des raisons spéciales, ou au contraire de passer complètement
inaperçus (1).
On peut comprendre également par là ce que furent véritablement ceux
qui, sans appartenir eux-mêmes à aucune organisation connue (et nous entendons
par là une organisation revêtue de formes extérieurement saisissables),
présidèrent dans certains cas à la formation de telles organisations, ou, par
la suite, les inspirèrent et les dirigèrent invisiblement ; tel fut notamment,
pendant une certaine période (2), le rôle des Rose-Croix dans le monde
occidental, et c’est là aussi le vrai sens de ce que la Maçonnerie du XVIIIème
siècle désigna sous le nom de « Supérieurs Inconnus ».
Tout ceci permet d’entrevoir certaines possibilités d’action des
centres spirituels, en dehors même des moyens que l’on peut considérer comme
normaux, et cela surtout lorsque les circonstances sont elles-mêmes anormales,
nous voulons dire dans des conditions telles qu’elles ne permettent plus
l’emploi de voies plus directes et d’une régularité plus apparente.
C’est ainsi que, sans même parler d’une intervention immédiate du
centre suprême, qui est possible toujours et partout, un centre spirituel, quel
qu’il soit, peut agir en dehors de sa zone d’influence normale, soit en faveur
d’individus particulièrement « qualifiés », mais se trouvant isolés dans un
milieu où l’obscurcissement en est arrivé à un tel point que presque rien de
traditionnel n’y subsiste plus et que l’initiation ne peut plus y être obtenue,
soit en vue d’un but plus général, et aussi plus exceptionnel, comme celui qui
consisterait à renouer une « chaîne » initiatique rompue accidentellement.
Une telle action se produisant plus particulièrement dans une période
ou dans une civilisation où la spiritualité est presque complètement perdue, et
où, par conséquent, les choses de l’ordre initiatique sont plus cachées que
dans aucun autre cas, on ne devra pas s’étonner que ses modalités soient
extrêmement difficiles à définir, d’autant plus que les conditions ordinaires
de lieu et parfois même de temps y deviennent pour ainsi dire inexistantes.
1
Pour ce dernier cas, qui échappe forcément aux historiens, mais qui est sans
doute le plus fréquent, nous citerons seulement deux exemples typiques, très
connus dans la tradition taoïste, et dont on pourrait trouver l’équivalent même
en Occident : celui des jongleurs et celui des marchands de chevaux.
2
Bien qu’il soit difficile d’apporter ici de grandes précisions, on peut
regarder cette période comme s’étendant du XIVème au XVIIème siècle ; on peut
donc dire qu’elle correspond à la première partie des temps modernes, et il est
dès lors facile de comprendre qu’il s’agissait avant tout d’assurer la
conservation de ce qui, dans les connaissances traditionnelles du moyen âge,
pouvait être sauvé en dépit des nouvelles conditions du monde occidental.
Nous n’y insisterons donc pas davantage ; mais ce qu’il est essentiel
de retenir, c’est que, même s’il arrive qu’un individu apparemment isolé
parvienne à une initiation réelle, cette initiation ne pourra jamais être
spontanée qu’en apparence, et que, en fait, elle impliquera toujours le
rattachement, par un moyen quelconque, à un centre existant effectivement (1) ;
en dehors d’un tel rattachement, il ne saurait en aucun cas être question
d’initiation.
Si nous revenons à la considération des cas normaux, nous devons dire
encore ceci pour éviter toute équivoque sur ce qui précède : en faisant
allusion à certaines oppositions, nous n’avons nullement en vue les voies
multiples qui peuvent être représentées par autant d’organisations initiatiques
spéciales, soit en correspondance avec des formes traditionnelles différentes,
soit dans une même forme traditionnelle. Cette multiplicité est rendue
nécessaire par le fait même des différences de nature qui existent entre les
individus, afin que chacun puisse trouver ce qui, lui étant conforme, lui
permettra de développer ses propres possibilités ; si le but est le même pour
tous, les points de départ sont indéfiniment diversifiés, et comparables à la
multitude des points d’une circonférence, d’où partent autant de rayons qui
aboutissent tous au centre unique, et qui sont ainsi l’image des voies mêmes
dont il s’agit. Il n’y a en tout cela aucune opposition, mais au contraire une
parfaite harmonie ; et, à vrai dire, il ne peut y avoir d’opposition que
lorsque certaines organisations sont, du fait des circonstances contingentes,
appelées à jouer un rôle en quelque sorte accidentel, extérieur au but
essentiel de l’initiation et n’affectant celui-ci en aucune façon.
On pourrait cependant croire, d’après certaines apparences, et on
croit souvent en fait, qu’il y a des initiations qui sont, en elles-mêmes,
opposées les unes aux autres ; mais c’est là une erreur, et il est bien facile
de comprendre pourquoi il ne saurait en être réellement ainsi. En effet, comme
il n’y a en principe qu’une Tradition unique, dont toute forme traditionnelle
orthodoxe est dérivée, il ne peut y avoir qu’une initiation également unique en
son essence, quoique sous des formes diverses et avec des modalités multiples ;
là où la « régularité » fait défaut, c’est-à-dire là où il n’y a pas de
rattachement à un centre traditionnel orthodoxe, on n’a plus affaire à la
véritable initiation, et ce n’est qu’abusivement que ce mot pourra être encore
employé en pareil cas.
En cela, nous n’entendons pas parler seulement des organisations
pseudo-initiatiques dont il a déjà été question précédemment qui ne sont en
vérité qu’un pur néant ; mais il est autre chose qui présente un caractère plus
sérieux, et qui est précisément ce qui peut donner une apparence de raison à
l’illusion que nous venons de signaler : s’il semble qu’il y ait des initiations
opposées, c’est que, en dehors de l’initiation véritable, il y a ce qu’on peut
appeler la « contre-initiation » , à la condition de bien préciser en quel sens
exact une telle expression doit être entendue, et dans quelles limites quelque
chose peut vraiment s’opposer à l’initiation ; nous nous sommes du reste
suffisamment expliqué ailleurs sur cette question pour n’avoir pas besoin d’y
revenir ici d’une façon spéciale (2).
1
Certains incidents mystérieux de la vie de Jacob Bœhme, par exemple, ne peuvent
s’expliquer réellement que de cette façon.
2
Voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXXVIII.