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Métiers anciens et industrie moderne
Le Règne chapitre VIII
L’opposition qui existe entre ce qu’étaient les métiers anciens et ce
qu’est l’industrie moderne est encore, au fond, un cas particulier et comme une
application de l’opposition des deux points de vue qualitatif et quantitatif,
respectivement prédominants dans les uns et dans l’autre.
Pour s’en rendre compte, il n’est pas inutile de noter tout d’abord
que la distinction entre les arts et les métiers, ou entre « artiste » et «
artisan », est elle-même quelque chose de spécifiquement moderne, comme si elle
était née de la déviation et de la dégénérescence qui ont substitué, en toutes
choses, la conception profane à la conception traditionnelle.
L’artifex, pour les anciens,
c’est, indifféremment, l’homme qui exerce un art ou un métier ; mais ce n’est,
à vrai dire, ni l’artiste ni l’artisan au sens que ces mots ont aujourd’hui (et
encore celui d’« artisan » tend-il de plus en plus à disparaître du langage
contemporain) ; c’est quelque chose de plus que l’un et que l’autre, parce que,
originairement tout au moins, son activité est rattachée à des principes d’un
ordre beaucoup plus profond. Si les métiers comprenaient ainsi en quelque
manière les arts proprement dits, qui ne s’en distinguaient par aucun caractère
essentiel, c’est donc qu’ils étaient de nature véritablement qualitative, car
personne ne saurait se refuser à reconnaître une telle nature à l’art, par
définition en quelque sorte ; seulement, à cause de cela même, les modernes,
dans la conception diminuée qu’ils se font de l’art, le relèguent dans une
sorte de domaine fermé, qui n’a plus aucun rapport avec le reste de l’activité
humaine, c’est-à-dire avec tout ce qu’ils regardent comme constituant le « réel
», au sens très grossier que ce terme a pour eux ; et ils vont même jusqu’à
qualifier volontiers cet art, ainsi dépouillé de toute portée pratique, d’«
activité de luxe », expression qui est bien vraiment caractéristique de ce
qu’on pourrait, sans aucune exagération, appeler la « sottise » de notre
époque.
Dans toute civilisation traditionnelle, comme nous l’avons déjà dit
bien souvent, toute activité de l’homme, quelle qu’elle soit, est toujours
considérée comme dérivant essentiellement des principes ; cela, qui est
notamment vrai pour les sciences, l’est tout autant pour les arts et les
métiers, et d’ailleurs il y a alors une étroite connexion entre ceux-ci et
celles-là, car, suivant la formule posée en axiome fondamental par les
constructeurs du moyen âge, ars sine
scientia nihil, par quoi il faut naturellement entendre la science
traditionnelle, et non point la science profane, dont l’application ne peut
donner naissance à rien d’autre qu’à l’industrie moderne.
Par ce rattachement aux principes, l’activité humaine est comme «
transformée », pourrait-on dire, et, au lieu d’être réduite à ce qu’elle est en
tant que simple manifestation extérieure (ce qui est en somme le point de vue
profane), elle est intégrée à la tradition et constitue, pour celui qui
l’accomplit, un moyen de participer effectivement à celle-ci, ce qui revient à
dire qu’elle revêt un caractère proprement « sacré » et « rituel ».
C’est pourquoi on a pu dire que, dans une telle civilisation, « chaque
occupation est un sacerdoce » (1) ; pour éviter de donner à ce dernier terme
une extension quelque peu impropre, sinon tout à fait abusive, nous dirions
plutôt qu’elle possède en elle-même le caractère qui, lorsqu’on a fait une
distinction de « sacré » et de « profane » qui n’existait aucunement à
l’origine, n’a plus été conservé que par les seules fonctions sacerdotales.
1 A.
M. Hocart, Les Castes, p. 27.
Pour se rendre compte de ce caractère « sacré » de l’activité humaine
tout entière, même au simple point de vue extérieur ou, si l’on veut,
exotérique, si l’on envisage, par exemple, une civilisation telle que la
civilisation islamique, ou la civilisation chrétienne du moyen âge, rien n’est
plus facile que de constater que les actes les plus ordinaires de l’existence y
ont toujours quelque chose de « religieux ». C’est que, là, la religion n’est
point une chose restreinte et étroitement bornée qui occupe une place à part,
sans aucune influence effective sur tout le reste, comme elle l’est pour les
Occidentaux modernes (pour ceux du moins qui consentent encore à admettre une
religion) ; au contraire, elle pénètre toute l’existence de l’être humain, ou,
pour mieux dire, tout ce qui constitue cette existence, et en particulier la
vie sociale proprement dite, se trouve comme englobé dans son domaine, si bien
que, dans de telles conditions, il ne peut y avoir en réalité rien de « profane
», sauf pour ceux qui, pour une raison ou pour une autre, sont en dehors de la
tradition, et dont le cas ne représente alors qu’une simple anomalie.
Ailleurs, où le nom de « religion » ne peut plus proprement
s’appliquer à la forme de la civilisation considérée, il n’y en a pas moins une
législation traditionnelle et « sacrée » qui, tout en ayant des caractères
différents, remplit exactement le même rôle ; ces considérations peuvent donc
s’appliquer à toute civilisation traditionnelle sans exception.
Mais il y a encore quelque chose de plus : si nous passons de
l’exotérisme à l’ésotérisme (nous employons ici ces mots pour plus de
commodité, bien qu’ils ne conviennent pas avec une égale rigueur à tous les
cas), nous constatons, très généralement, l’existence d’une initiation liée aux
métiers et prenant ceux-ci pour base ou pour « support » (2) ; il faut donc que
ces métiers soient encore susceptibles d’une signification supérieure et plus
profonde, pour pouvoir effectivement fournir une voie d’accès au domaine
initiatique, et c’est évidemment encore en raison de leur caractère
essentiellement qualitatif qu’une telle chose est possible.
2
Nous pouvons même remarquer que tout ce qui subsiste encore d’organisations
authentiquement initiatiques en Occident, dans quelque état de décadence
qu’elles soient d’ailleurs actuellement, n’a pas d’autre origine que cellelà ;
les initiations appartenant à d’autres catégories y ont complètement disparu
depuis longtemps.
Ce qui permet le mieux de le comprendre, c’est la notion de ce que la
doctrine hindoue appelle swadharma,
notion toute qualitative elle-même, puisqu’elle est celle de l’accomplissement
par chaque être d’une activité conforme à son essence ou à sa nature propre, et
par là même éminemment conforme à l’« ordre » (rita) au sens que nous avons déjà expliqué ; et c’est aussi par
cette même notion, ou plutôt par son absence, que se marque nettement le défaut
de la conception profane et moderne.
Dans celle-ci, en effet, un homme peut adopter une profession
quelconque, et il peut même en changer à son gré, comme si cette profession
était quelque chose de purement extérieur à lui, sans aucun lien réel avec ce
qu’il est vraiment, avec ce qui fait qu’il est lui-même et non pas un autre.
Dans la conception traditionnelle, au contraire, chacun doit normalement
remplir la fonction à laquelle il est destiné par sa nature même, avec les
aptitudes déterminées qu’elle implique essentiellement (3) ; et il ne peut en
remplir une autre sans qu’il y ait là un grave désordre, qui aura sa
répercussion sur toute l’organisation sociale dont il fait partie ; bien plus,
si un tel désordre vient à se généraliser, il en arrivera à avoir des effets
sur le milieu cosmique lui-même, toutes choses étant liées entre elles par de
rigoureuses correspondances.
Sans insister davantage pour le moment sur ce dernier point, qui
pourrait encore trouver son application aux conditions de l’époque actuelle,
nous résumerons ainsi ce qui vient d’être dit : dans la conception
traditionnelle, ce sont les qualités essentielles des êtres qui déterminent
leur activité ; dans la conception profane, au contraire, on ne tient plus
compte de ces qualités, les individus n’étant plus considérés que comme des «
unités » interchangeables et purement numériques.
Cette dernière conception ne peut logiquement aboutir qu’à l’exercice
d’une activité uniquement « mécanique », dans laquelle il ne subsiste plus rien
de véritablement humain, et c’est bien là, en effet, ce que nous pouvons
constater de nos jours ; il va de soi que ces métiers « mécaniques » des
modernes, qui constituent toute l’industrie proprement dite, et qui ne sont
qu’un produit de la déviation profane, ne sauraient offrir aucune possibilité
d’ordre initiatique, et qu’ils ne peuvent même être que des empêchements au
développement de toute spiritualité ; à vrai dire, du reste, ils ne peuvent
même pas être considérés comme d’authentiques métiers, si l’on veut garder à ce
mot la valeur que lui donne son sens traditionnel.
Si le métier est quelque chose de l’homme même, et comme une
manifestation ou une expansion de sa propre nature, il est facile de comprendre
qu’il puisse servir de base à une initiation, et même qu’il soit, dans la
généralité des cas, ce qu’il y a de mieux adapté à cette fin. En effet, si
l’initiation a essentiellement pour but de dépasser les possibilités de
l’individu humain, il n’en est pas moins vrai qu’elle ne peut prendre pour
point de départ que cet individu tel qu’il est, mais, bien entendu, en le
prenant en quelque sorte par son côté supérieur, c’est-à-dire en s’appuyant sur
ce qu’il y a en lui de plus proprement qualitatif ; de là la diversité des
voies initiatiques, c’est-à-dire en somme des moyens mis en œuvre à titre de «
supports », en conformité avec la différence des natures individuelles, cette
différence intervenant d’ailleurs d’autant moins, par la suite, que l’être
avancera davantage dans sa voie et s’approchera ainsi du but qui est le même
pour tous.
3 Il
est à noter que le mot même de « métier », d’après sa dérivation étymologique
du latin ministerium, signifie proprement « fonction ».
Les moyens ainsi employés ne peuvent avoir d’efficacité que s’ils correspondent
réellement à la nature même des êtres auxquels ils s’appliquent ; et, comme il
faut nécessairement procéder du plus accessible au moins accessible, de
l’extérieur à l’intérieur, il est normal de les prendre dans l’activité par
laquelle cette nature se manifeste au dehors. Mais il va de soi que cette
activité ne peut jouer un tel rôle qu’en tant qu’elle traduit effectivement la
nature intérieure ; il y a donc là une véritable question de « qualification »,
au sens initiatique de ce terme ; et, dans des conditions normales, cette «
qualification » devrait être requise pour l’exercice même du métier.
Ceci touche en même temps à la différence fondamentale qui sépare
l’enseignement initiatique, et même plus généralement tout enseignement
traditionnel, de l’enseignement profane : ce qui est simplement « appris » de
l’extérieur est ici sans aucune valeur, quelle que soit d’ailleurs la quantité
des notions ainsi accumulées (car, en cela aussi, le caractère quantitatif
apparaît nettement dans le « savoir » profane) ; ce dont il s’agit, c’est d’«
éveiller » les possibilités latentes que l’être porte en lui-même (et c’est là,
au fond, la véritable signification de la « réminiscence » platonicienne) (4).
On peut encore comprendre, par ces dernières considérations, comment
l’initiation, prenant le métier pour « support », aura en même temps, et
inversement en quelque sorte, une répercussion sur l’exercice de ce métier.
4
Voir notamment, à ce sujet, le Ménon de Platon.
L’être, en effet, ayant pleinement réalisé les possibilités dont son
activité professionnelle n’est qu’une expression extérieure, et possédant ainsi
la connaissance effective de ce qui est le principe même de cette activité,
accomplira dès lors consciemment ce qui n’était d’abord qu’une conséquence tout
« instinctive » de sa nature ; et ainsi, si la connaissance initiatique est,
pour lui, née du métier, celui-ci, à son tour, deviendra le champ d’application
de cette connaissance, dont il ne pourra plus être séparé. Il y aura alors
correspondance parfaite entre l’intérieur et l’extérieur, et l’œuvre produite
pourra être, non plus seulement l’expression à un degré quelconque et d’une
façon plus ou moins superficielle, mais l’expression réellement adéquate de
celui qui l’aura conçue et exécutée, ce qui constituera le « chef-d’œuvre » au
vrai sens de ce mot.
On voit sans peine par là combien le véritable métier est loin de
l’industrie moderne, au point que ce sont pour ainsi dire deux contraires, et
combien il est malheureusement vrai, dans le « règne de la quantité », que le
métier soit, comme le disent volontiers les partisans du « progrès », qui
naturellement s’en félicitent, une « chose du passé ».
Dans le travail industriel, l’ouvrier n’a rien à mettre de lui-même,
et on aurait même grand soin de l’en empêcher s’il pouvait en avoir la moindre
velléité ; mais cela même est impossible, puisque toute son activité ne
consiste qu’à faire mouvoir une machine, et que d’ailleurs il est rendu
parfaitement incapable d’initiative par la « formation » ou plutôt la
déformation professionnelle qu’il a reçue, qui est comme l’antithèse de
l’ancien apprentissage, et qui n’a pour but que de lui apprendre à exécuter
certains mouvements « mécaniquement » et toujours de la même façon, sans avoir
aucunement à en comprendre la raison ni à se préoccuper du résultat, car ce
n’est pas lui, mais la machine, qui fabriquera en réalité l’objet ; serviteur
de la machine, l’homme doit devenir machine lui-même, et son travail n’a plus
rien de vraiment humain, car il n’implique plus la mise en œuvre d’aucune des
qualités qui constituent proprement la nature humaine (5).
Tout cela aboutit à ce qu’on est convenu d’appeler, dans le jargon
actuel, la fabrication « en série », dont le but n’est que de produire la plus
grande quantité d’objets possible, et des objets aussi exactement semblables
que possible entre eux, et destinés à l’usage d’hommes que l’on suppose tous
semblables également ; c’est bien là le triomphe de la quantité, comme nous le
disions plus haut, et c’est aussi, et par là même, celui de l’uniformité.
5 On
peut remarquer que la machine est, en un certain sens, le contraire de l’outil,
et non point un « outil perfectionné » comme beaucoup se l’imaginent, car
l’outil est en quelque sorte un « prolongement » de l’homme luimême, tandis que
la machine réduit celui-ci à n’être plus que son serviteur ; et, si l’on a pu
dire que « l’outil engendra le métier », il n’est pas moins vrai que la machine
le tue ; les réactions instinctives des artisans contre les premières machines
s’expliquent par là d’elles-mêmes.
Ces hommes réduits à de simples « unités » numériques, on veut les
loger, nous ne dirons pas dans des maisons, car ce mot même serait impropre,
mais dans des « ruches » dont les compartiments seront tous tracés sur le même
modèle, et meublés avec ces objets fabriqués « en série », de façon à faire
disparaître, du milieu où ils vivront, toute différence qualitative ; il suffit
d’examiner les projets de certains architectes contemporains (qui qualifient
eux-mêmes ces demeures de « machines à habiter ») pour voir que nous
n’exagérons rien ; que sont devenus en tout cela l’art et la science traditionnels
des anciens constructeurs, et les règles rituelles présidant à l’établissement
des cités et des édifices dans les civilisations normales ?
Il serait inutile d’y insister davantage, car il faudrait être aveugle
pour ne pas se rendre compte de l’abîme qui sépare de celles-ci la civilisation
moderne, et tout le monde s’accordera sans doute à reconnaître combien la
différence est grande ; seulement, ce que l’immense majorité des hommes actuels
célèbrent comme un « progrès », c’est là précisément ce qui nous apparaît tout
au contraire comme une profonde déchéance, car ce ne sont manifestement que les
effets du mouvement de chute, sans cesse accéléré, qui entraîne l’humanité
moderne vers les « bas-fonds » où règne la quantité pure.