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L'illusion des statistiques
Le Règne chapitre X
Revenons maintenant à la considération du point de vue plus proprement
« scientifique », tel que les modernes l’entendent ; ce point de vue se
caractérise avant tout par la prétention de réduire toutes choses à la
quantité, et de ne tenir aucun compte de ce qui ne s’y laisse pas réduire, de
le regarder en quelque sorte comme inexistant ; on en est arrivé à penser et à
dire couramment que tout ce qui ne peut pas être « chiffré », c’est-à-dire
exprimé en termes purement quantitatifs, est par là même dépourvu de toute
valeur « scientifique » ; et cette prétention ne s’applique pas seulement à la
« physique » au sens ordinaire de ce mot, mais à tout l’ensemble des sciences
admises « officiellement » de nos jours, et, comme nous l’avons déjà vu, elle
s’étend même jusqu’au domaine psychologique.
Nous avons suffisamment expliqué, dans ce qui précède, que c’est là
laisser échapper tout ce qu’il y a de véritablement essentiel, dans l’acception
la plus stricte de ce terme, et que le « résidu » qui tombe seul sous les
prises d’une telle science est tout à fait incapable d’expliquer quoi que ce
soit en réalité ; mais nous insisterons encore quelque peu sur un aspect très
caractéristique de cette science, qui montre d’une façon particulièrement nette
combien elle s’illusionne sur ce qu’il est possible de tirer de simples
évaluations numériques, et qui d’ailleurs se rattache assez directement à tout
ce que nous avons exposé en dernier lieu.
En effet, la tendance à l’uniformité, qui s’applique dans le domaine «
naturel » aussi bien que dans le domaine humain, conduit à admettre, et même à
poser en quelque sorte en principe (nous devrions dire plutôt en «
pseudo-principe »), qu’il existe des répétitions de phénomènes identiques, ce
qui, en vertu du « principe des indiscernables », n’est en réalité qu’une
impossibilité pure et simple. Cette idée se traduit notamment par l’affirmation
courante que « les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets », ce qui,
énoncé sous cette forme, est proprement absurde, car, en fait, il ne peut
jamais y avoir ni les mêmes causes ni les mêmes effets dans un ordre successif
de manifestation ; et ne va-t-on pas même jusqu’à dire communément que «
l’histoire se répète », alors que la vérité est qu’il y a seulement des
correspondances analogiques entre certaines périodes et entre certains
événements ?
Ce qu’il faudrait dire, c’est que des causes comparables entre elles
sous certains rapports produisent des effets également comparables sous les
mêmes rapports ; mais, à côté des ressemblances qui sont, si l’on veut, comme
une identité partielle, il y a aussi toujours et nécessairement des
différences, du fait même que, par hypothèse, il s’agit de deux choses
distinctes et non pas d’une seule et même chose. Il est vrai que ces
différences, par là même qu’elles sont des distinctions qualitatives, sont
d’autant moindres que ce que l’on considère appartient à un degré plus bas de
la
manifestation, et que, par conséquent, les ressemblances s’accentuent
dans la même mesure, de sorte que, dans certains cas, une observation
superficielle et incomplète pourra faire croire à une sorte d’identité ; mais,
en réalité, les différences ne s’éliminent jamais complètement, sans quoi on
serait au-dessous même de toute manifestation ; et, n’y eût-il même que celles
qui résultent de l’influence des circonstances sans cesse changeantes de temps
et de lieu, celles-là encore ne pourraient jamais être entièrement négligeables
; il est vrai que, pour le comprendre, il faut se rendre compte que l’espace et
le temps réels, contrairement aux conceptions modernes, ne sont point seulement
des contenants homogènes et des modes de la quantité pure et simple, mais qu’il
y a aussi un aspect qualitatif des déterminations temporelles et spatiales.
Quoi qu’il en soit, il est permis de se demander comment, en
négligeant les différences et en se refusant en quelque sorte à les voir, on
peut prétendre constituer une science « exacte » ; en fait et rigoureusement,
il ne peut y avoir d’« exactes » que les mathématiques pures, parce qu’elles se
rapportent vraiment au domaine de la quantité, et tout le reste de la science
moderne n’est et ne peut être, dans de telles conditions, qu’un tissu
d’approximations plus ou moins grossières, et cela non pas seulement dans les
applications, où tout le monde est bien obligé de reconnaître l’imperfection
inévitable des moyens d’observation et de mesure, mais encore au point de vue
théorique lui-même ; les suppositions irréalisables qui sont presque tout le
fond de la mécanique « classique », laquelle sert elle-même de base à toute la
physique moderne, pourraient ici fournir une multitude d’exemples
caractéristiques (1).
L’idée de fonder en quelque sorte une science sur la répétition trahit
encore une autre illusion d’ordre quantitatif, celle qui consiste à croire que
la seule accumulation d’un grand nombre de faits peut servir de « preuve » à
une théorie ; il est pourtant évident, pour peu qu’on y réfléchisse, que les
faits d’un même genre sont toujours en multitude indéfinie, de sorte qu’on ne
peut jamais les constater tous, sans compter que les mêmes faits s’accordent
généralement tout aussi bien avec plusieurs théories différentes.
On dira que la constatation d’un plus grand nombre de faits donne tout
au moins plus de « probabilité » à la théorie ; mais c’est là reconnaître qu’on
ne peut jamais arriver de cette façon à une certitude quelconque, donc que les
conclusions qu’on énonce n’ont jamais rien d’« exact » ; et c’est aussi avouer
le caractère tout « empirique » de la science moderne, dont les partisans, par
une étrange ironie, se plaisent pourtant à taxer d’« empirisme » les
connaissances des anciens, alors que c’est précisément tout le contraire qui
est vrai, car ces connaissances, dont ils ignorent totalement la véritable
nature, partaient des principes et non point des constatations expérimentales,
si bien qu’on pourrait dire que la science profane est construite exactement au
rebours de la science traditionnelle.
1 Où
a-t-on jamais vu, par exemple, un « point matériel pesant », un « solide
parfaitement élastique », un « fil inextensible et sans poids », et autres «
entités » non moins imaginaires dont est remplie cette science considérée comme
« rationnelle » par excellence ?
Encore, si insuffisant que soit l’« empirisme » en lui-même, celui de
cette science moderne est-il bien loin d’être intégral, puisqu’elle néglige ou
écarte une partie considérable des données de l’expérience, toutes celles en
somme qui présentent un caractère proprement qualitatif ; l’expérience
sensible, pas plus que tout autre genre d’expérience, ne peut jamais porter sur
la quantité pure, et plus on s’approche de celle-ci, plus on s’éloigne par là
même de la réalité qu’on prétend constater et expliquer ; et, en fait, il ne
serait pas difficile de s’apercevoir que les théories les plus récentes sont
aussi celles qui ont le moins de rapport avec cette réalité, et qui la
remplacent le plus volontiers par des « conventions », nous ne dirons pas
entièrement arbitraires (car une telle chose n’est encore qu’une impossibilité,
et, pour faire une « convention » quelconque, il faut nécessairement avoir
quelque raison de la faire), mais du moins aussi arbitraires que possible,
c’est-à-dire n’ayant en quelque sorte qu’un minimum de fondement dans la
véritable nature des choses.
Nous disions tout à l’heure que la science moderne, par là même
qu’elle veut être toute quantitative, se refuse à tenir compte des différences
entre les faits particuliers jusque dans les cas où ces différences sont le
plus accentuées, et qui sont naturellement ceux où les éléments qualitatifs ont
une plus grande prédominance sur les éléments quantitatifs ; et l’on pourrait
dire que c’est là surtout que la partie la plus considérable de la réalité lui
échappe, et que l’aspect partiel et inférieur de la vérité qu’elle peut saisir
malgré tout (parce que l’erreur totale ne saurait avoir d’autre sens que celui
d’une négation pure et simple) se trouve dès lors réduit à presque rien.
Il en est surtout ainsi quand on en arrive à la considération des
faits d’ordre humain, car ils sont les plus hautement qualitatifs de tous ceux
que cette science entend comprendre dans son domaine, et pourtant elle
s’efforce de les traiter exactement comme les autres, comme ceux qu’elle
rapporte non seulement à la « matière organisée », mais même à la « matière
brute », car elle n’a au fond qu’une seule méthode qu’elle applique
uniformément aux objets les plus différents, précisément parce que, en raison
même de son point de vue spécial, elle est incapable de voir ce qui en
constitue les différences essentielles.
Aussi est-ce dans cet ordre humain, qu’il s’agisse d’histoire, de «
sociologie », de « psychologie » ou de tout autre genre d’études qu’on voudra
supposer, qu’apparaît le plus complètement le caractère fallacieux des «
statistiques » auxquelles les modernes attribuent une si grande importance ; là
comme partout ailleurs, ces statistiques ne consistent, au fond, qu’à compter
un plus ou moins grand nombre de faits que l’on suppose tous entièrement
semblables entre eux, sans quoi leur addition même ne signifierait rien ; et il
est évident qu’on n’obtient ainsi qu’une image d’autant plus déformée de la réalité
que les faits dont il s’agit ne sont effectivement semblables ou comparables
que dans une moindre mesure, c’est-à-dire que l’importance et la complexité des
éléments qualitatifs qu’ils impliquent sont plus considérables.
Seulement, en étalant ainsi des chiffres et des calculs, on se donne à
soi-même, tout autant qu’on vise à donner aux autres, une certaine illusion d’«
exactitude » qu’on pourrait qualifier de « pseudo-mathématique » ; mais, en
fait, sans même s’en apercevoir et en vertu d’idées préconçues, on tire
indifféremment de ces chiffres à peu près tout ce qu’on veut, tellement ils
sont dépourvus de signification par eux-mêmes ; la preuve en est que les mêmes
statistiques, entre les mains de plusieurs savants pourtant adonnés à la même «
spécialité », donnent souvent lieu, suivant leurs théories respectives, à des
conclusions tout à fait différentes, pour ne pas dire même parfois
diamétralement opposées.
Dans ces conditions, les sciences soi-disant « exactes » des modernes,
en tant qu’elles font intervenir les statistiques et qu’elles vont même jusqu’à
prétendre en tirer des prévisions pour l’avenir (toujours en conséquence de
l’identité supposée de tous les faits envisagés, qu’ils soient passés ou
futurs), ne sont en réalité rien de plus que de simples sciences «
conjecturales », suivant l’expression qu’emploient volontiers (en quoi ils
reconnaissent d’ailleurs plus franchement que bien d’autres ce qu’il en est)
les promoteurs d’une certaine astrologie moderne dite « scientifique », qui n’a
assurément que des rapports très vagues et très lointains, si même elle en a
encore autrement que par la terminologie, avec la véritable astrologie
traditionnelle des anciens, aujourd’hui tout aussi entièrement perdue que les
autres connaissances du même ordre ; cette « néo-astrologie », précisément,
fait aussi un grand usage des statistiques dans ses efforts pour s’établir «
empiriquement » et sans se rattacher à aucun principe, et elles y tiennent même
une place prépondérante ; c’est pour cette raison même qu’on croit pouvoir la
décorer de l’épithète de « scientifique » (ce qui implique d’ailleurs qu’on
refuse ce caractère à la véritable astrologie, ainsi qu’à toutes les sciences
traditionnelles constituées d’une façon similaire), et cela est encore bien
significatif et bien caractéristique de la mentalité moderne.
La supposition d’une identité entre les faits qui ne sont en réalité
que du même genre, c’est-à-dire comparables sous certains rapports seulement,
en même temps qu’elle contribue, comme nous venons de l’expliquer, à donner
l’illusion d’une science « exacte », satisfait aussi le besoin de
simplification excessive qui est encore un autre caractère assez frappant de la
mentalité moderne, à tel point qu’on pourrait, sans y mettre aucune intention
ironique, qualifier proprement celle-ci de « simpliste », tant dans ses
conceptions « scientifiques » que dans toutes ses autres manifestations.
Tout cela se tient d’ailleurs, et ce besoin de simplification
accompagne nécessairement la tendance à tout réduire au quantitatif et la
renforce encore, car, évidemment, il ne saurait y avoir rien de plus simple que
la quantité ; si l’on réussissait à dépouiller entièrement un être ou une chose
de ses qualités propres, le « résidu » qu’on obtiendrait présenterait assurément
le maximum de simplicité ; et, à la limite, cette extrême simplicité serait
celle qui ne peut appartenir qu’à la quantité pure, c’est-à-dire celle des «
unités », toutes semblables entre elles, qui constituent la multiplicité
numérique ; mais ceci est assez important pour appeler encore quelques autres
réflexions.