(René Guénon, Le règne de la quantité et les signes
des temps, Chap. XXXIX : La grande parodie ou la spiritualité à
rebours).
"Cet être, même s’il apparaît sous la forme d’un personnage déterminé, sera réellement moins un individu qu’un symbole, et comme la synthèse même de tout le symbolisme inversé à l’usage de la « contre-initiation » qu’il manifestera d’autant plus complètement en lui-même qu’il n’aura dans ce rôle ni prédécesseur ni successeur ; pour exprimer ainsi le faux à son plus extrême degré, il devra, pourrait-on dire, être entièrement « faussé » à tous les points de vue, et être comme une incarnation de la fausseté même."
« Ce règne de la « contre-tradition » est en effet,
très exactement, ce qui est désigné comme le « règne de l’Antéchrist » :
celui-ci, quelque idée qu’on s’en fasse d’ailleurs, est en tout cas ce qui
concentrera et synthétisera en soi, pour cette œuvre finale, toutes les
puissances de la « contre-initiation », qu’on le conçoive comme un individu ou
comme une collectivité ; ce peut même, en un certain sens, être à la fois l’un
et l’autre car il devra y avoir une collectivité qui sera comme l’«
extériorisation » de l’organisation « contre-initiatique » elle-même apparaissant
enfin au jour, et aussi un personnage qui, placé à la tête de cette
collectivité, sera l’expression la plus complète et comme l’« incarnation »
même de ce qu’elle représentera, ne serait-ce qu’à titre de « support » de
toutes les influences maléfiques que, après les avoir concentrées en lui-même,
il devra projeter sur le monde (4). Ce sera évidemment un « imposteur » (c’est
le sens du mot dajjâl par lequel on le désigne habituellement
en arabe), puisque son règne ne sera pas autre chose que la « grande parodie »
par excellence, l’imitation caricaturale et « satanique » de tout ce qui est
vraiment traditionnel et spirituel ; mais pourtant, il sera fait de telle
sorte, si l’on peut dire, qu’il lui serait véritablement impossible de ne pas
jouer ce rôle.
Ce ne sera certes plus le « règne de la quantité », qui n’était
en somme que l’aboutissement de l’« antitradition » ; ce sera au contraire,
sous le prétexte d’une fausse « restauration spirituelle », une sorte de
réintroduction de la qualité en toutes choses, mais d’une qualité prise au
rebours de sa valeur légitime et normale ; après l’« égalitarisme » de nos
jours, il y aura de nouveau une hiérarchie affirmée visiblement, mais une
hiérarchie inversée, c’est-à-dire proprement une « contre-hiérarchie » dont le
sommet sera occupé par l’être qui, en réalité, touchera de plus près que tout
autre au fond même des « abîmes infernaux ».
(4) Il
peut donc être considéré comme le chef des awliyâ esh-Shaytân, et comme il sera le dernier à remplir cette
fonction, en même temps que celui avec lequel elle aura dans le monde
l'importance la plus manifeste, on peut dire qu'il sera comme leur « sceau » (khâtem), suivant la terminologie de
l'ésotérisme islamique ; il n'est pas difficile de voir par là jusqu'où sera
poussée effectivement la parodie de la tradition sous tous ses aspects.
(5) La monnaie
elle-même, ou ce qui en tiendra lieu, aura de nouveau un caractère qualitatif
de cette sorte puisqu'il est dit que « nul ne pourra acheter ou vendre que
celui qui aura le caractère ou le nom de la Bête, ou le nombre de son nom » (Apocalypse, XIII, 17), ce qui
implique un usage effectif, à cet égard, des symboles inversés de la «
contre-tradition ».
Cet être, même s’il apparaît sous la forme d’un personnage
déterminé, sera réellement moins un individu qu’un symbole, et comme la
synthèse même de tout le symbolisme inversé à l’usage de la « contre-initiation
» qu’il manifestera d’autant plus complètement en lui-même qu’il n’aura dans ce
rôle ni prédécesseur ni successeur ; pour exprimer ainsi le faux à son plus
extrême degré, il devra, pourrait-on dire, être entièrement « faussé » à tous
les points de vue, et être comme une incarnation de la fausseté même (6). C’est
d’ailleurs pour cela même, et en raison de cette extrême opposition au vrai
sous tous ses aspects, que l’Antéchrist peut prendre les symboles mêmes du
Messie mais, bien entendu, dans un sens également opposé (7) ; et la
prédominance donnée à l’aspect « maléfique », ou même, plus exactement, la
substitution de celui-ci à l’aspect « bénéfique » par subversion du double sens
de ces symboles, est ce qui constitue sa marque caractéristique.
De même, il peut et il doit y avoir une étrange ressemblance
entre les désignations du Messie (El-Mesîha en arabe) et celles de
l’Antéchrist (El-Mesîkh) (8) ; mais celles-ci ne sont réellement qu’une
déformation de celles-là, comme l’Antéchrist lui-même est représenté comme
difforme dans toutes les descriptions plus ou moins symboliques qui en sont
données, ce qui est encore bien significatif. En effet, ces descriptions
insistent surtout sur les dissymétries corporelles, ce qui suppose
essentiellement que celles-ci sont les marques visibles de la nature même de
l’être auquel elles sont attribuées, et effectivement elles sont toujours les
signes de quelque déséquilibre intérieur ; c’est d’ailleurs pourquoi de telles
difformités constituent des « disqualifications » au point de vue initiatique,
mais en même temps on conçoit sans peine qu’elles puissent être des «
qualifications » en sens contraire, c’est-à-dire à l’égard de la «
contre-initiation ». Celle-ci, en effet, allant au rebours de
l’initiation, par définition même, va par conséquent dans le sens d’un
accroissement du déséquilibre des êtres dont le terme extrême est la
dissolution ou la « désintégration » dont nous avons parlé; l’Antéchrist doit
évidemment être aussi près que possible de cette « désintégration », de sorte
qu’on pourrait dire que son individualité, en même temps qu’elle est développée
d’une façon monstrueuse, est pourtant déjà presque annihilée, réalisant ainsi
l’inverse de l’effacement du « moi » devant le « Soi » ou, en d’autres termes,
la confusion dans le « chaos » au lieu de la fusion dans l’Unité principielle; et
cet état, figuré par les difformités mêmes et les disproportions de sa forme
corporelle, est véritablement sur la limite inférieure des possibilités de
notre état individuel, de sorte que le sommet de la « contre-hiérarchie » est
bien la place qui lui convient proprement dans ce « monde renversé » qui sera
le sien.
D’autre part, même au point de vue purement symbolique, et
en tant qu’il représente la « contre-tradition », l’Antéchrist n’est pas moins
nécessairement difforme : nous disions tout à l’heure, en effet, qu’il ne peut
y avoir là qu’une caricature de la tradition, et qui dit caricature dit par là
même difformité ; du reste, s’il en était autrement, il n’y aurait en somme
extérieurement aucun moyen de distinguer la « contre-tradition » de la tradition
véritable, et il faut bien, pour que les « élus » tout au moins ne soient pas
séduits, qu’elle porte en elle-même la « marque du diable ». Au surplus, le
faux est forcément aussi l’« artificiel », et à cet égard, la «
contre-tradition » ne pourra pas manquer d’avoir encore, malgré tout, ce
caractère « mécanique » qui est celui de toutes les productions du monde
moderne dont elle sera la dernière; plus exactement encore, il y aura en elle
quelque chose de comparable à l’automatisme de ces « cadavres psychiques » dont
nous avons parlé précédemment, et elle ne sera d’ailleurs, comme eux, faite que
de « résidus » animés artificiellement et momentanément, ce qui explique encore
qu’il ne puisse y avoir là rien de durable; cet amas de « résidus » galvanisé, si
l’on peut dire, par une volonté « infernale », est bien, assurément, ce qui
donne l’idée la plus nette de quelque chose qui est arrivé aux confins mêmes de
la dissolution.
Nous ne pensons pas qu’il y ait lieu d’insister
davantage sur toutes ces choses ; il serait peu utile, au fond, de chercher à
prévoir en détail comment sera constituée la « contre-tradition », et
d’ailleurs ces indications générales seraient déjà presque suffisantes pour
ceux qui voudraient en faire par eux-mêmes l’application à des points plus
particuliers, ce qui ne peut en tout cas rentrer dans notre propos. Quoi qu’il
en soit, nous sommes arrivés là au dernier terme de l’action antitraditionnelle
qui doit mener ce monde vers sa fin ; après ce règne passager de la «
contre-tradition », il ne peut plus y avoir, pour parvenir au moment ultime du
cycle actuel, que le « redressement » qui, remettant soudain toutes choses à
leur place normale, alors même que la subversion semblait complète, préparera
immédiatement l’« âge d’or » du cycle futur.
(6) C'est encore
ici l'antithèse du Christ disant : « Je suis la Vérité », ou d'un walîcomme El-Hallâj disant de même:
« Anâ el-Haqq ».
(7) « On n'a
peut-être pas suffisamment remarqué l'analogie qui existe entre la vraie
doctrine et la fausse ; saint Hippolyte, dans son opuscule sur l'Antéchrist, en
donne un exemple mémorable qui n'étonnera point les gens qui ont étudié le
symbolisme: le Messie et l'Antéchrist ont tous deux pour emblème le lion » (P.
Vulliaud, La Kabbale juive,
t. II, p. 373). – La raison profonde, au point de vue kabbalistique, en est
dans la considération des deux faces lumineuse et obscure de Metatron ; c'est
également pourquoi le nombre apocalyptique 666, le « nombre de la Bête », est
aussi un nombre solaire (cf. Le
Roi du Monde, pp. 34-35).
(8) Il y a ici
une double signification qui est intraduisible : Mes'kh peut être pris comme une déformation de Mesîha par simple adjonction
d'un point à la lettre finale ; mais en même temps, ce mot lui-même veut dire
aussi « difforme », ce qui exprime proprement le caractère de l’Antéchrist. »
http://ekladata.com/ZvjZowigoi2MzLb65eOL92PGSD0/Rene-Guenon-1945-Le-Regne-de-la-Quantite-et-les-Signes-des-Temps.pdf
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