Extraits de « Aperçus sur l’initiation »,
chap. XXVIII
« A ce propos, nous devons appeler spécialement
l’attention sur le fait que, même si certaines de ces organisations, parmi les
plus extérieures, se trouvent parfois être en opposition entre elles, cela ne
saurait en rien empêcher l’unité de direction d’exister effectivement, parce
que la direction en question est au delà de cette opposition, et non point dans
le domaine où celle-ci s’affirme. Il y a là, en somme, quelque chose de
comparable aux rôles joués par différents acteurs dans une même pièce de
théâtre, et qui, alors même qu’ils s’opposent, n’en concourent pas moins à la
marche de l’ensemble ; chaque organisation joue de même le rôle auquel elle est
destinée dans un plan qui la dépasse »
« Nous avons comparé tout à l’heure la confusion d’un
être avec sa manifestation extérieure et profane à celle qu’on commettrait en
voulant identifier un acteur à un personnage dont il joue le rôle ; pour faire
comprendre à quel point cette comparaison est exacte, quelques considérations
générales sur le symbolisme du théâtre ne seront pas hors de propos ici, bien
qu’elles ne s’appliquent pas d’une façon exclusive à ce qui concerne proprement
le domaine initiatique.
Bien entendu, ce symbolisme peut être rattaché au caractère
premier des arts et des métiers, qui possédaient tous une valeur de cet ordre
par le fait qu’ils étaient rattachés à un principe supérieur, dont ils
dérivaient à titre d’applications contingentes, et qui ne sont devenus
profanes, comme nous l’avons expliqué bien souvent, que par suite de la
dégénérescence spirituelle de l’humanité au cours de la marche descendante de
son cycle historique.
On peut dire, d’une façon générale, que le théâtre est un
symbole de la manifestation, dont il exprime aussi parfaitement que possible le
caractère illusoire (1) ; et ce symbolisme peut être envisagé, soit au point de
vue de l’acteur, soit à celui du théâtre lui-même.
L’acteur est un symbole du « Soi » ou de la personnalité se
manifestant par une série indéfinie d’états et de modalités, qui peuvent être
considérés comme autant de rôles différents ; et il faut noter l’importance
qu’avait l’usage antique du masque pour la parfaite exactitude de ce symbolisme
(2).
Sous le masque, en effet, l’acteur demeure lui-même dans
tous ses rôles, comme la personnalité est « non-affectée » par toutes ses
manifestations ; la suppression du masque, au contraire, oblige l’acteur à
modifier sa propre physionomie et semble ainsi altérer en quelque façon son
identité essentielle. Cependant, dans tous les cas, l’acteur demeure au fond
autre chose que ce qu’il paraît être, de même que la personnalité est autre
chose que les multiples états manifestés, qui ne sont que les apparences
extérieures et changeantes dont elle se revêt pour réaliser, selon les modes
divers qui conviennent à leur nature, les possibilités indéfinies qu’elle
contient en elle- même dans la permanente actualité de la non-manifestation.
1 Nous ne disons pas irréel ; il est bien entendu que
l’illusion doit être considérée seulement comme une moindre réalité.
2 Il y a d’ailleurs lieu de remarquer que ce masque
s’appelait en latin persona ; la personnalité est, littéralement, ce qui se
cache sous le masque de l’individualité.
Si nous passons
à l’autre point de vue, nous pouvons dire que le théâtre est une image du monde
: l’un et l’autre sont proprement une « représentation », car le monde
lui-même, n’existant que comme conséquence et expression du Principe, dont il
dépend essentiellement en tout ce qu’il est, peut être regardé comme
symbolisant à sa façon l’ordre principiel, et ce caractère symbolique lui
confère d’ailleurs une valeur supérieure à ce qu’il est en lui-même, puisque
c’est par là qu’il participe d’un plus haut degré de réalité (1).
En arabe, le
théâtre est désigné par le mot tamthîl, qui, comme tous ceux qui dérivent de la
même racine mathl, a proprement les sens de ressemblance, comparaison, image ou
figure ; et certains théologiens musulmans emploient l’expression âlam tamthîl,
qu’on pourrait traduire par « monde figuré » ou par « monde de représentation
», pour désigner tout ce qui, dans les Ecritures sacrées, est décrit en termes
symboliques et ne devant pas être pris au sens littéral. Il est remarquable que
certains appliquent notamment cette expression à ce qui concerne les anges et
les démons, qui effectivement « représentent » les états supérieurs et
inférieurs de l’être, et qui d’ailleurs ne peuvent évidemment être décrits que
symboliquement par des termes empruntés au monde sensible ; et, par une
coïncidence au moins singulière, on sait, d’autre part, le rôle considérable
que jouaient précisément ces anges et ces démons dans le théâtre religieux du
moyen âge occidental.
Le théâtre,
en effet, n’est pas forcément borné à représenter le monde humain, c’est-à-dire
un seul état de manifestation ; il peut aussi représenter en même temps les
mondes supérieurs et inférieurs.
Dans les « mystères » du moyen âge, la scène
était, pour cette raison, divisée en plusieurs étages correspondant aux
différents mondes, généralement répartis suivant la division ternaire : ciel,
terre, enfer ; et l’action se jouant simultanément dans ces différentes
divisions représentait bien la simultanéité essentielle des états de l’être.
Les modernes, ne comprenant plus rien à ce symbolisme, en sont arrivés à
regarder comme une « naïveté », pour ne pas dire comme une maladresse, ce qui
avait précisément ici le sens le plus profond; et ce qui est étonnant, c’est la
rapidité avec laquelle est venue cette incompréhension, si frappante chez les
écrivains du XVIIème siècle ; cette coupure radicale entre la mentalité du
moyen âge et celle des temps modernes n’est certes pas une des moindres énigmes
de l’histoire.
Puisque nous venons de parler des « mystères », nous ne croyons
pas inutile de signaler la singularité-de cette dénomination à double sens : on
devrait, en toute rigueur étymologique, écrire « mistères », car ce mot est
dérivé du latin ministerium, signifiant « office » ou « fonction », ce qui
indique nettement à quel point les représentations théâtrales de cette sorte
étaient, à l’origine, considérées comme faisant partie intégrante de la
célébration des fêtes religieuses (2).
1 C’est aussi la considération du monde, soit comme
rapporté au Principe, soit seulement dans ce qu’il est en lui-même, qui
différencie fondamentalement le point de vue des sciences traditionnelles et
celui des sciences profanes.
2 C’est également de ministerium, au sens de «
fonction », qu’est dérivé d’autre part le mot « métier », ainsi que nous
l’avons déjà signalé ailleurs (Le Règne de la Quantité et les Signes des temps,
ch. VIII).
[…]
Pour
terminer ces quelques remarques, nous indiquerons encore, dans le symbolisme du
théâtre, un autre point de vue, celui qui se rapporte à l’auteur dramatique :
les différents personnages, étant des productions mentales de celui-ci, peuvent
être regardes comme représentant des modifications secondaires et en quelque
sorte des prolongements de lui-même, à peu près de la même façon que les formes
subtiles produites dans l’état de rêve (1).
La même
considération s’appliquerait d’ailleurs évidemment à la production de toute
œuvre d’imagination, de quelque genre qu’elle soit ; mais, dans le cas
particulier du théâtre, il y a ceci de spécial que cette production se réalise
d’une façon sensible, donnant l’image même de la vie, ainsi que cela a lieu
également dans le rêve.
L’auteur a donc, à cet égard, une fonction
véritablement « démiurgique », puisqu’il produit un monde qu’il tire tout
entier de lui-même ; et il est, en cela, le symbole même de l’Être produisant
la manifestation universelle. Dans ce cas aussi bien que dans celui du rêve,
l’unité essentielle du producteur des « formes illusoires » n’est pas affectée
par cette multiplicité de modifications accidentelles, non plus que l’unité de
l’Être n’est affectée par la multiplicité de la manifestation.
Ainsi, à quelque
point de vue qu’on se place, on retrouve toujours dans le théâtre ce caractère
qui est sa raison profonde, si méconnue qu’elle puisse être par ceux qui en ont
fait quelque chose de purement profane, et qui est de constituer, par sa nature
même, un des plus parfaits symboles de la manifestation universelle. »
1 Cf. Les États multiples de l’être, ch. VI.
Source : http://esprit-universel.over-blog.com/2013/11/ren%C3%A9-gu%C3%A9non-le-symbolisme-du-th%C3%A9%C3%A2tre.html
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