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CHAPITRE XIII : Du secret initiatique
Bien que nous venions d’indiquer déjà quelle est la nature essentielle
du secret initiatique (1) , nous devons apporter encore plus de précisions à cet
égard, afin de le distinguer, sans aucune équivoque possible, de tous les
autres genres de secrets plus ou moins extérieurs qu’on rencontre dans les
multiples organisations qui, pour cette raison, sont qualifiées de « secrètes »
au sens le plus général.
Nous avons dit, en effet, que cette désignation, pour nous, signifie
uniquement que de telles organisations possèdent un secret, de quelque nature
qu’il soit, et aussi que, suivant le but quelles se proposent, ce secret peut
naturellement porter sur les choses les plus diverses et prendre les formes les
plus variées ; mais, dans tous les cas, un secret quelconque autre que le
secret proprement initiatique a toujours un caractère conventionnel ; nous
voulons dire par là qu’il n’est tel qu’en vertu d’une convention plus ou moins
expresse, et non par la nature même des choses. Au contraire, le secret
initiatique est tel parce qu’il ne peut pas ne pas l’être, puisqu’il consiste
exclusivement dans l’« inexprimable », lequel, par suite, est nécessairement
aussi l’« incommunicable » ; et ainsi, si les organisations initiatiques sont
secrètes, ce caractère n’a ici plus rien d’artificiel et ne résulte d’aucune
décision plus ou moins arbitraire de la part de qui que ce soit. Ce point est
donc particulièrement important pour bien distinguer, d’une part, les
organisations initiatiques de toutes les autres organisations secrètes
quelconques, et d’autre part, dans les organisations initiatiques elles-mêmes,
ce qui constitue l’essentiel de tout ce qui peut venir s’y adjoindre
accidentellement ; aussi devons-nous maintenant nous attacher à en développer
quelque peu les conséquences.
La première de ces conséquences, que d’ailleurs nous avons déjà
indiquée précédemment, c’est que, alors que tout secret d’ordre extérieur peut
toujours être trahi, le secret initiatique seul ne peut jamais l’être en aucune
façon, puisque, en lui-même et en quelque sorte par définition, il est
inaccessible et insaisissable aux profanes et ne saurait être pénétré par eux,
sa connaissance ne pouvant être que la conséquence de l’initiation elle-même.
En effet, ce secret est de nature telle que les mots ne peuvent l’exprimer ;
c’est pourquoi, comme nous aurons à l’expliquer plus complètement par la suite,
l’enseignement initiatique ne peut faire usage que de rites et de symboles, qui
suggèrent plutôt qu’ils n’expriment au sens ordinaire de ce mot.
1
Voir aussi Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XII. 67
A proprement parler, ce qui est transmis par l’initiation n’est pas le
secret lui-même, puisqu’il est incommunicable, mais l’influence spirituelle qui
a les rites pour véhicule, et qui rend possible le travail intérieur au moyen
duquel, en prenant les symboles comme base et comme support, chacun atteindra
ce secret et le pénétrera plus ou moins complètement, plus ou moins
profondément, selon la mesure de ses propres possibilités de compréhension et
de réalisation.
Quoi qu’on puisse penser des autres organisations secrètes, on ne peut
donc, en tout cas, faire un reproche aux organisations initiatiques d’avoir ce
caractère, puisque leur secret n’est pas quelque chose qu’elles cachent
volontairement pour des raisons quelconques, légitimes ou non, et toujours plus
ou moins sujettes à discussion et à appréciation comme tout ce qui procède du
point de vue profane, mais quelque chose qu’il n’est au pouvoir de personne,
quand bien même il le voudrait, de dévoiler et de communiquer à autrui. Quant
au fait que ces organisations sont « fermées », c’est-àdire qu’elles
n’admettent pas tout le monde indistinctement, il s’explique simplement par la
première des conditions de l’initiation telles que nous les avons exposées plus
haut, c’est-à-dire par la nécessité de posséder certaines « qualifications »
particulières, faute desquelles aucun bénéfice réel ne peut être retiré du
rattachement à une telle organisation.
De plus, quand celle-ci devient trop « ouverte » et insuffisamment
stricte à cet égard, elle court le risque de dégénérer par suite de
l’incompréhension de ceux qu’elle admet ainsi inconsidérément, et qui, surtout
lorsqu’ils y deviennent le plus grand nombre, ne manquent pas d’y introduire
toute sorte de vues profanes et de détourner son activité vers des buts qui
n’ont rien de commun avec le domaine initiatique, comme on ne le voit que trop
dans ce qui, de nos jours, subsiste encore d’organisations de ce genre dans le
monde occidental.
Ainsi, et c’est là une seconde conséquence de ce que nous avons énoncé
au début, le secret initiatique en lui-même et le caractère « fermé » des
organisations qui le détiennent (ou, pour parler plus exactement, qui
détiennent les moyens par lesquels il est possible à ceux qui sont « qualifiés
» d’y avoir accès) sont deux choses tout à fait distinctes et qui ne doivent
aucunement être confondues. En ce qui concerne le premier, c’est en méconnaître
totalement l’essence et la portée que d’invoquer des raisons de « prudence »
comme on le fait parfois ; pour le second, par contre, qui tient d’ailleurs à
la nature des hommes en général et non à celle de l’organisation initiatique,
on peut jusqu’à un certain point parler de « prudence », en ce sens que, par
là, cette organisation se défend, non contre des « indiscrétions » impossibles
quant à sa nature essentielle, mais contre ce danger de dégénérescence dont
nous venons de parler ; encore n’en est-ce pas là la raison première, celle-ci
n’étant autre que la parfaite inutilité d’admettre des individualités pour
lesquelles l’initiation ne serait jamais que « lettre morte », c’est-à-dire une
formalité vide et sans aucun effet réel, parce qu’elles sont en quelque sorte
imperméables à l’influence spirituelle.
Quant à la « prudence » vis-à-vis du monde extérieur, ainsi qu’on
l’entend le plus souvent, ce ne peut être qu’une considération tout à fait
accessoire, encore qu’elle soit assurément légitime en présence d’un milieu
plus ou moins consciemment hostile, l’incompréhension profane s’arrêtant
rarement à une sorte d’indifférence et ne se changeant que trop facilement en
une haine dont les manifestations constituent un danger qui n’a certes rien
d’illusoire ; mais ceci ne saurait cependant atteindre l’organisation
initiatique elle-même, qui, comme telle, est, ainsi que nous l’avons dit, 68
véritablement « insaisissable ».
Aussi les précautions à cet égard s’imposeront-elles d’autant plus que
cette organisation sera déjà plus « extériorisée », donc moins purement
initiatique ; il est d’ailleurs évident que ce n’est que dans ce cas qu’elle
peut arriver à se trouver en contact direct avec le monde profane, qui,
autrement, ne pourrait que l’ignorer purement et simplement. Nous ne parlerons
pas ici d’un danger d’un autre ordre, pouvant résulter de l’existence de ce que
nous avons appelé la « contre-initiation », et auquel de simples mesures
extérieures de « prudence » ne sauraient d’ailleurs obvier ; celles-ci ne
valent que contre le monde profane, dont les réactions, nous le répétons, ne
sont à redouter qu’en tant que l’organisation a pris une forme extérieure telle
que celle d’une « société » ou a été entraînée plus ou moins complètement à une
action s’exerçant en dehors du domaine initiatique, toutes choses qui ne
sauraient être regardées que comme ayant un caractère simplement accidentel et
contingent (1).
Nous arrivons ainsi à dégager encore une autre conséquence de la
nature du secret initiatique : il peut arriver en fait, que, outre ce secret
qui seul lui est essentiel, une organisation initiatique possède aussi
secondairement, et sans perdre aucunement pour cela son caractère propre,
d’autres secrets qui ne sont pas du même ordre, mais d’un ordre plus ou moins
extérieur et contingent ; et ce sont ces secrets purement accessoires qui,
étant forcément les seuls apparents aux yeux de l’observateur du dehors, seront
susceptibles de donner lieu à diverses confusions. Ces secrets peuvent provenir
de la « contamination » dont nous avons parlé, en entendant par là l’adjonction
de buts n’ayant rien d’initiatique, et auxquels peut d’ailleurs être donnée une
importance plus ou moins grande, puisque, dans cette sorte de dégénérescence,
tous les degrés sont évidemment possibles ; mais il n’en est pas toujours
ainsi, et il peut se faire également que de tels secrets se rapportent à des
applications contingentes, mais légitimes, de la doctrine initiatique
elle-même, applications qu’on juge bon de « réserver » pour des raisons qui
peuvent être fort diverses, et qui seraient à déterminer dans chaque cas
particulier. Les secrets auxquels nous faisons allusion ici sont, plus
spécialement, ceux qui concernent les sciences et les arts traditionnels ; ce
qu’on peut dire de la façon la plus générale à cet égard, c’est que, ces
sciences et ces arts ne pouvant être vraiment compris en dehors de l’initiation
où ils ont leur principe, leur « vulgarisation » ne pourrait avoir que des
inconvénients, car elle amènerait inévitablement une déformation ou même une
dénaturation, du genre de celle qui a précisément donné naissance aux sciences
et aux arts profanes, comme nous l’avons exposé en d’autres occasions.
1 Ce
que nous venons de dire ici s’applique au monde profane réduit à lui-même, si
l’on peut s’exprimer ainsi ; mais il convient d’ajouter qu’il peut aussi, dans
certains cas, servir d’instrument inconscient à une action exercée par les
représentants de la « contre-initiation ».
Dans cette même catégorie de secrets accessoires et non essentiels, on
doit ranger aussi un autre genre de secret qui existe très généralement dans
les organisations initiatiques, et qui est celui qui occasionne le plus
communément, chez les profanes, cette méprise sur laquelle nous avons
précédemment appelé l’attention : ce secret est celui qui porte, soit sur
l’ensemble des rites et des symboles en usage dans une telle organisation,
soit, plus particulièrement encore, et aussi d’une manière plus stricte
d’ordinaire, sur certains mots et certains signes employés par elle comme «
moyens de reconnaissance », pour permettre à ses membres de se distinguer des
profanes. Il va de soi que tout secret de cette nature n’a qu’une valeur
conventionnelle et toute relative, et que, par là même qu’il concerne des formes
extérieures, il peut toujours être découvert ou trahi, ce qui risquera
d’ailleurs, tout naturellement, de se produire d’autant plus aisément qu’il
s’agira d’une organisation moins rigoureusement « fermée » ; aussi doit-on
insister sur ceci, que non seulement ce secret ne peut en aucune façon être
confondu avec le véritable secret initiatique, sauf par ceux qui n’ont pas la
moindre idée de la nature de celui-ci, mais que même il n’a rien d’essentiel,
si bien que sa présence ou son absence ne saurait être invoquée pour définir
une organisation comme possédant un caractère initiatique ou comme en étant
dépourvue.
En fait, la même chose, ou quelque chose d’équivalent, existe aussi
dans la plupart des autres organisations secrètes quelconques, n’ayant rien d’initiatique,
bien que les raisons en soient alors différentes : il peut s’agir, soit
d’imiter les organisations initiatiques dans leurs apparences les plus
extérieures, comme c’est le cas pour les organisations que nous avons
qualifiées de pseudo-initiatiques, voire même pour certains groupements
fantaisistes qui ne méritent pas même ce nom, soit tout simplement de se
garantir autant que possible contre les indiscrétions, au sens le plus vulgaire
de ce mot, ainsi qu’il arrive surtout pour les associations à but politique, ce
qui se comprend sans la moindre difficulté. D’autre part, l’existence d’un
secret de cette sorte n’a, pour les organisations initiatiques, rien de
nécessaire ; et même il a dans celles-ci une importance d’autant moins grande
qu’elles ont un caractère plus pur et plus élevé, parce qu’elles sont alors
d’autant plus dégagées de toutes les formes extérieures et de tout ce qui n’est
pas véritablement essentiel. Il arrive donc ceci, qui peut sembler paradoxal à
première vue, mais qui est pourtant très logique au fond : l’emploi de « moyens
de reconnaissance » par une organisation est une conséquence de son caractère «
fermé » ; mais, dans celles qui sont précisément les plus « fermées » de
toutes, ces moyens se réduisent jusqu’a disparaître parfois entièrement, parce
qu’alors il n’en est plus besoin, leur utilité étant directement liée à un
certain degré d’« extériorité » de l’organisation qui y a recours, et
atteignant en quelque sorte son maximum quand celle-ci revêt un aspect « semi-profane
», dont la forme de « société » est l’exemple le plus typique, parce que c’est
alors que ses occasions de contact avec le monde extérieur sont le plus
étendues et multiples, et que, par conséquent, il lui importe le plus de se
distinguer de celui-ci par des moyens qui soient eux-mêmes d’ordre extérieur.
L’existence d’un tel secret extérieur et secondaire dans les
organisations initiatiques les plus répandues se justifie d’ailleurs encore par
d’autres raisons ; certains lui attribuent surtout un rôle « pédagogique »,
s’il est permis de s’exprimer ainsi ; en d’autres termes, la « discipline du
secret » constituerait une sorte d’« entraînement » ou d’exercice faisant
partie des méthodes propres à ces organisations ; et l’on pourrait y voir en
quelque sorte, à cet égard, comme une forme atténuée et restreinte de la «
discipline du silence » qui était en usage dans certaines 70 écoles ésotériques
anciennes, notamment chez les Pythagoriciens (1).
Ce point de vue est assurément juste, à la condition de n’être pas
exclusif ; et il est à remarquer que, sous ce rapport, la valeur du secret est
complètement indépendante de celle des choses sur lesquelles il porte ; le
secret gardé sur les choses les plus insignifiantes aura, en tant que «
discipline », exactement la même efficacité qu’un secret réellement important
en lui-même. Ceci devrait être une réponse suffisante aux profanes qui, à ce
propos, accusent les organisations initiatiques de « puérilité », faute
d’ailleurs de comprendre que les mots ou les signes sur lesquels le secret est
imposé ont une valeur symbolique propre ; s’ils sont incapables d’aller jusqu’à
des considérations de ce dernier ordre, celle que nous venons d’indiquer est du
moins à leur portée et n’exige certes pas un bien grand effort de
compréhension.
Mais, il est, en réalité, une raison plus profonde, basée précisément
sur ce caractère symbolique que nous venons de mentionner, et qui fait que ce
qu’on appelle « moyens de reconnaissance » n’est pas cela seulement, mais
aussi, en même temps, quelque chose de plus : ce sont là véritablement des
symboles comme tous les autres, dont la signification doit être méditée et
approfondie au même titre, et qui font ainsi partie intégrante de
l’enseignement initiatique. Il en est d’ailleurs de même de toutes les formes
employées par les organisations initiatiques, et, plus généralement encore, de
toutes celles qui ont un caractère traditionnel (y compris les formes
religieuses) : elles sont toujours, au fond, autre chose que ce qu’elles
paraissent au dehors, et c’est même là ce qui les différencie essentiellement
des formes profanes, où l’apparence extérieure est tout et ne recouvre aucune
réalité d’un autre ordre. A ce point de vue, le secret dont il s’agit est
lui-même un symbole, celui du véritable secret initiatique, ce qui est
évidemment bien plus qu’un simple moyen « pédagogique » (2) ; mais, bien
entendu, ici pas plus qu’ailleurs, le symbole ne doit en aucune façon être
confondu avec ce qui est symbolisé, et c’est cette confusion que commet
l’ignorance profane, parce qu’elle ne sait pas voir ce qui est derrière
l’apparence, et qu’elle ne conçoit même pas qu’il puisse y avoir là quelque
chose d’autre que ce qui tombe sous les sens, ce qui équivaut pratiquement à la
négation pure et simple de tout symbolisme.
1
Disciplina secreti ou disciplina arcani, disait-on aussi dans l’Eglise
chrétienne des premiers siècles, ce que semblent oublier certains ennemis du «
secret » ; mais il faut remarquer que, en latin, le mot disciplina a le plus
souvent le sens d’« enseignement », qui est d’ailleurs le sens étymologique, et
même, par dérivation, ceux de « science » ou de « doctrine », tandis que ce qui
est appelé discipline en français n’a qu’une valeur de moyen préparatoire en
vue d’un but qui peut être de connaissance comme c’est le cas ici, mais qui
peut être aussi d’un tout autre ordre, par exemple simplement « moral » ; c’est
même de cette dernière façon que, en fait, on l’entend le plus communément dans
le monde profane.
2 On
pourrait, si l’on voulait entrer quelque peu dans le détail à cet égard,
remarquer par exemple que les « mots sacrés » qui ne doivent jamais être
prononcés sont un symbole particulièrement net de l’« ineffable » ou de l’«
inexprimable » ; on sait d’ailleurs que quelque chose de semblable se trouve
parfois jusque dans l’exotérisme, par exemple pour le Tétragramme dans la
tradition judaïque. On pourrait aussi montrer, dans le même ordre d’idées, que
certains signes sont en rapport avec la « localisation », dans l’être humain,
des « centres » subtils dont l’« éveil » constitue, selon certaines méthodes
(notamment les méthodes « tantriques » dans la tradition hindoue), un des
moyens d’acquisition de la connaissance initiatique effective.
Enfin, nous indiquerons une dernière considération qui pourrait encore
donner lieu à d’autres développements : le secret d’ordre extérieur, dans les
organisations initiatiques où il existe, fait proprement partie du rituel,
puisque ce qui en est l’objet est communiqué, sous l’obligation correspondante
de silence, au cours même de l’initiation à chaque degré ou comme achèvement de
celle-ci. Ce secret constitue donc, non seulement un symbole comme nous venons
de le dire, mais aussi un véritable rite, avec toute la vertu propre qui est
inhérente à celui-ci comme tel ; et du reste, à la vérité, le rite et le
symbole sont, dans tous les cas, étroitement liés par leur nature même, ainsi
que nous aurons à l’expliquer plus amplement par la suite.
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