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Le Règne chapitre XII
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La haine du secret
Le Règne chapitre XII
Il nous faut encore insister sur un point que nous n’avons abordé
qu’incidemment dans ce qui précède : c’est ce qu’on pourrait appeler la
tendance à la « vulgarisation » (et ce mot est encore un de ceux qui sont
particulièrement significatifs pour dépeindre la mentalité moderne),
c’est-à-dire cette prétention de tout mettre « à la portée de tout le monde »
que nous avons déjà signalée comme une conséquence des conceptions « démocratiques
», et qui revient en somme à vouloir abaisser la connaissance jusqu’au niveau
des intelligences les plus inférieures.
Il ne serait que trop facile de montrer les inconvénients multiples
que présente, d’une façon générale, la diffusion inconsidérée d’une instruction
qu’on prétend distribuer également à tous, sous des formes et par des méthodes
identiques, ce qui ne peut aboutir, comme nous l’avons déjà dit, qu’à une sorte
de nivellement par en bas : là comme partout, la qualité est sacrifiée à la quantité.
Il est vrai, d’ailleurs, que l’instruction profane dont il s’agit ne
représente en somme aucune connaissance au véritable sens de ce mot, et qu’elle
ne contient absolument rien d’un ordre tant soit peu profond ; mais, à part son
insignifiance et son inefficacité, ce qui la rend réellement néfaste, c’est
surtout qu’elle se fait prendre pour ce qu’elle n’est pas, qu’elle tend à nier
tout ce qui la dépasse, et qu’ainsi elle étouffe toutes les possibilités se
rapportant à un domaine plus élevé ; il peut même sembler qu’elle soit faite
expressément pour cela, car l’« uniformisation » moderne implique
nécessairement la haine de toute supériorité.
Une chose plus étonnante, c’est que certains, à notre époque, croient
pouvoir exposer des doctrines traditionnelles en prenant en quelque sorte
modèle sur cette même instruction profane, et sans tenir le moindre compte de
la nature même de ces doctrines et des différences essentielles qui existent
entre elles et tout ce qui est désigné aujourd’hui sous les noms de « science »
et de « philosophie », et qui les en séparent par un véritable abîme ; ou ils
doivent forcément, en agissant ainsi, déformer entièrement ces doctrines par
simplification et n’en laisser apparaître que le sens le plus extérieur, ou
leur prétention est complètement injustifiée.
En tout cas, il y a là une pénétration de l’esprit moderne jusque dans
ce à quoi il s’oppose radicalement par définition même, et il n’est pas
difficile de comprendre quelles peuvent en être les conséquences dissolvantes,
même à l’insu de ceux qui se font, souvent de bonne foi et sans intention
définie, les instruments d’une semblable pénétration ; la décadence de la
doctrine religieuse en Occident, et la perte totale de l’ésotérisme
correspondant, montrent assez quel peut en être l’aboutissement si une pareille
façon de voir vient quelque jour à se généraliser jusqu’en Orient même ; il y a
là un danger assez grave pour qu’il soit bon de le signaler pendant qu’il en
est encore temps.
Mais le plus incroyable, c’est l’argument principal mis en avant, pour
motiver leur attitude, par ces « propagandistes » d’un nouveau genre : l’un
d’eux écrivait récemment que, s’il est vrai que des restrictions étaient
apportées autrefois à la diffusion de certaines connaissances, il n’y a plus
lieu d’en tenir compte aujourd’hui, car (et nous tenons à citer cette phrase
textuellement, afin qu’on ne puisse nous soupçonner d’aucune exagération) « le
niveau moyen de la culture s’est élevé et les esprits ont été préparés à
recevoir l’enseignement intégral ».
C’est ici qu’apparaît aussi nettement que possible la confusion avec
l’instruction profane, désignée par ce terme de « culture » qui est devenu de
nos jours une de ses dénominations les plus habituelles ; c’est là quelque
chose qui n’a pas le moindre rapport avec l’enseignement traditionnel ni avec
l’aptitude à le recevoir ; et au surplus, comme la soi-disant élévation du «
niveau moyen » a pour contrepartie inévitable la disparition de l’élite
intellectuelle, on peut bien dire que cette « culture » représente très
exactement le contraire d’une préparation à ce dont il s’agit.
On se demande d’ailleurs comment un Hindou (car c’est un Hindou que
nous citons ici) peut ignorer complètement à quel point du Kali-Yuga nous en
sommes présentement, allant jusqu’à dire que « les temps sont venus où le
système entier du Vêdânta peut être exposé publiquement », alors que la moindre
connaissance des lois cycliques oblige au contraire à dire qu’ils y sont moins
favorables que jamais ; et, s’il n’a jamais pu être « mis à la portée du commun
des hommes », pour lequel il n’est d’ailleurs pas fait, ce n’est certes pas
aujourd’hui qu’il le pourra, car il n’est que trop évident que ce « commun des
hommes » n’a jamais été aussi totalement incompréhensif.
Du reste, la vérité est que, pour cette raison même, tout ce qui
représente une connaissance traditionnelle d’ordre vraiment profond, et qui
correspond par là à ce que doit impliquer un « enseignement intégral » (car, si
cette expression a vraiment un sens, l’enseignement proprement initiatique doit
aussi y être compris), se fait de plus en plus difficilement accessible, et
cela partout ; devant l’envahissement de l’esprit moderne et profane, il est
bien clair qu’il ne saurait en être autrement ; comment donc peut-on
méconnaître la réalité au point d’affirmer tout l’opposé, et avec autant de
tranquillité que si l’on énonçait la plus incontestable des vérités ?
Les raisons qu’on fait valoir, dans le cas que nous citons à titre
d’exemple typique servant à « illustrer » une certaine mentalité, pour
expliquer l’intérêt spécial qu’il peut y avoir actuellement à répandre
l’enseignement vêdântique, ne sont pas moins extraordinaires : on invoque en
premier lieu, à cet égard, « le développement des idées sociales et des institutions
politiques » ; même si c’est vraiment un « développement » (et il faudrait en
tout cas préciser en quel sens), c’est encore là quelque chose qui n’a pas plus
de rapport avec la compréhension d’une doctrine métaphysique que n’en a la
diffusion de l’instruction profane ; il suffit d’ailleurs de voir, dans
n’importe quel pays d’Orient, combien les préoccupations politiques, là où
elles se sont introduites, nuisent à la connaissance des vérités
traditionnelles, pour penser qu’il serait plus justifié de parler d’une
incompatibilité, tout au moins de fait, que d’un accord possible entre ces deux
« développements ».
Nous ne voyons vraiment pas quel lien la « vie sociale », au sens
purement profane où la conçoivent les modernes, pourrait bien avoir avec la spiritualité,
à laquelle elle n’apporte au contraire que des empêchements ; elle en avait
manifestement, par contre, quand elle s’intégrait à une civilisation
traditionnelle, mais c’est précisément l’esprit moderne qui les a détruits, ou
qui vise à les détruire là où ils subsistent encore ; alors, que peut-on bien
attendre d’un « développement » dont le trait le plus caractéristique est
d’aller proprement à l’encontre de toute spiritualité ?
Le même auteur invoque encore une autre raison : « Par ailleurs,
dit-il, il en est pour le Vêdânta comme pour les vérités de la science ; il
n’existe plus aujourd’hui de secret scientifique ; la science n’hésite pas à
publier les découvertes les plus récentes. »
En effet, cette science profane n’est faite que pour le « grand public
», et, depuis qu’elle existe, c’est là en somme toute sa raison d’être ; il est
trop évident qu’elle n’est réellement rien de plus que ce qu’elle paraît être,
puisque, nous ne pouvons dire par principe, mais plutôt par absence de
principe, elle se tient exclusivement à la surface des choses ; assurément, il
n’y a là-dedans rien qui vaille la peine d’être tenu secret, ou, pour parler
plus exactement, qui mérite d’être réservé à l’usage d’une élite, et d’ailleurs
celle-ci n’en aurait que faire.
Seulement, quelle assimilation peut-on bien vouloir établir entre les
prétendues vérités et les « plus récentes découvertes » de la science profane
et les enseignements d’une doctrine telle que le Vêdânta, ou de toute autre
doctrine traditionnelle, fût-elle même d’un ordre plus extérieur ?
C’est toujours la même confusion, et il est permis de se demander
jusqu’à quel point quelqu’un qui la commet avec cette insistance peut avoir la
compréhension de la doctrine qu’il veut enseigner ; entre l’esprit traditionnel
et l’esprit moderne, il ne saurait en réalité y avoir aucun accommodement, et
toute concession faite au second est nécessairement aux dépens du premier,
puisque, au fond, l’esprit moderne n’est que la négation même de tout ce qui
constitue l’esprit traditionnel.
La vérité est que cet esprit moderne, chez tous ceux qui en sont
affectés à un degré quelconque, implique une véritable haine du secret et de
tout ce qui y ressemble de près ou de loin, dans quelque domaine que ce soit ;
et nous profiterons de cette occasion pour nous expliquer nettement sur cette
question. On ne peut même pas dire strictement que la « vulgarisation » des
doctrines soit dangereuse, du moins tant qu’il ne s’agit que de leur côté
théorique ; elle serait plutôt simplement inutile, si toutefois elle était
possible ; mais, en réalité, les vérités d’un certain ordre résistent par leur
nature même à toute « vulgarisation » : si clairement qu’on les expose (à la
condition, bien entendu, de les exposer telles qu’elles sont dans leur véritable
signification et sans leur faire subir aucune déformation), ne les comprennent
que ceux qui sont qualifiés pour les comprendre, et, pour les autres, elles
sont comme si elles n’existaient pas.
Nous ne parlons pas ici de la « réalisation » et de ses moyens
propres, car, à cet égard, il n’y a absolument rien qui puisse avoir une valeur
effective si ce n’est à l’intérieur d’une organisation initiatique régulière ;
mais, au point de vue théorique, une réserve ne peut être justifiée que par des
considérations de simple opportunité, donc par des raisons purement
contingentes, ce qui ne veut pas dire forcément négligeables en fait.
Au fond, le véritable secret, et d’ailleurs le seul qui ne puisse
jamais être trahi d’aucune façon, réside uniquement dans l’inexprimable, qui
est par là même incommunicable, et il y a nécessairement une part
d’inexprimable dans toute vérité d’ordre transcendant ; c’est en cela que
réside essentiellement, en réalité, la signification profonde du secret
initiatique ; un secret extérieur quelconque ne peut jamais avoir que la valeur
d’une image ou d’un symbole de celui-là, et aussi, parfois, celle d’une «
discipline » qui peut n’être pas sans profit.
Mais, bien entendu, ce sont là des choses dont le sens et la portée
échappent entièrement à la mentalité moderne, et à l’égard desquelles
l’incompréhension engendre tout naturellement l’hostilité ; du reste, le
vulgaire éprouve toujours une peur instinctive de tout ce qu’il ne comprend
pas, et la peur n’engendre que trop facilement la haine, même quand on
s’efforce en même temps d’y échapper par la négation pure et simple de la
vérité incomprise ; il y a d’ailleurs des négations qui ressemblent elles-mêmes
à de véritables cris de rage, comme par exemple celles des soi-disant « libres-penseurs
» à l’égard de tout ce qui se rapporte à la religion.
La mentalité moderne est donc ainsi faite qu’elle ne peut souffrir
aucun secret ni même aucune réserve ; de telles choses, puisqu’elle en ignore
les raisons, ne lui apparaissent d’ailleurs que comme des « privilèges »
établis au profit de quelques-uns, et elle ne peut non plus souffrir aucune
supériorité ; si on voulait entreprendre de lui expliquer que ces soi-disant «
privilèges » ont en réalité leur fondement dans la nature même des êtres, ce
serait peine perdue, car c’est précisément là ce que nie obstinément son «
égalitarisme ».
Non seulement elle se vante, bien à tort d’ailleurs, de supprimer tout
« mystère » par sa science et sa philosophie exclusivement « rationnelles » et
mises « à la portée de tout le monde » ; mais encore cette horreur du « mystère
» va si loin, dans tous les domaines, qu’elle s’étend même jusqu’à ce qu’on est
convenu d’appeler la « vie ordinaire ».
Pourtant, un monde où tout serait devenu « public » aurait un caractère
proprement monstrueux ; nous disons « serait », car, en fait, nous n’en sommes
pas encore tout à fait là malgré tout, et peut-être même cela ne sera-t-il
jamais complètement réalisable, car il s’agit encore ici d’une « limite » ;
mais il est incontestable que, de tous les côtés, on vise actuellement à
obtenir un tel résultat, et, à cet égard, on peut remarquer que nombre
d’adversaires apparents de la « démocratie » ne font en somme qu’en pousser
encore plus loin les conséquences s’il est possible, parce qu’ils sont, au
fond, tout aussi pénétrés de l’esprit moderne que ceux-là mêmes à qui ils
veulent s’opposer.
Pour amener les hommes à vivre entièrement « en public », on ne se
contente pas de les rassembler en « masse » à toute occasion et sous n’importe
quel prétexte ; on veut encore les loger, non pas seulement dans des « ruches »
comme nous le disions précédemment, mais littéralement dans des « ruches de
verre », disposées d’ailleurs de telle façon qu’il ne leur sera possible d’y
prendre leurs repas qu’« en commun » ; les hommes qui sont capables de se
soumettre à une telle existence sont vraiment tombés à un niveau « infra-humain
», au niveau, si l’on veut, d’insectes tels que les abeilles et les fourmis ;
et on s’efforce du reste, par tous les moyens, de les « dresser » à n’être pas
plus différents entre eux que ne le sont les individus de ces espèces animales,
si ce n’est même moins encore.
Comme nous n’avons nullement l’intention d’entrer dans le détail de
certaines « anticipations » qui ne seraient peut-être que trop faciles et même
trop vite dépassées par les événements, nous ne nous étendrons pas davantage
sur ce sujet, et il nous suffit, en somme, d’avoir marqué, avec l’état auquel
les choses en sont arrivées présentement, la tendance qu’elles ne peuvent pas
manquer de continuer à suivre, au moins pendant un certain temps encore.
La haine du secret, au fond, n’est pas autre chose qu’une des formes
de la haine pour tout ce qui dépasse le niveau « moyen », et aussi pour tout ce
qui s’écarte de l’uniformité qu’on veut imposer à tous ; et pourtant il y a,
dans le monde moderne lui-même, un secret qui est mieux gardé que tout autre :
c’est celui de la formidable entreprise de suggestion qui a produit et qui
entretient la mentalité actuelle, et qui l’a constituée et, pourrait-on dire, «
fabriquée » de telle façon qu’elle ne peut qu’en nier l’existence et même la
possibilité, ce qui, assurément, est bien le meilleur moyen, et un moyen d’une
habileté vraiment « diabolique », pour que ce secret ne puisse jamais être
découvert.
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