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Soleil de minuit.... |
Qualité et quantité
Le Règne chapitre I
On considère assez généralement la qualité et la quantité comme deux
termes complémentaires, quoique sans doute on soit souvent loin de comprendre
la raison profonde de cette relation ; cette raison réside dans la
correspondance que nous avons indiquée en dernier lieu dans ce qui précède.
Il faut donc partir ici de la première de toutes les dualités
cosmiques, de celle qui est au principe même de l’existence ou de la
manifestation universelle, et sans laquelle nulle manifestation ne serait
possible, sous quelque mode que ce soit ; cette dualité est celle de Purusha et
de Prakriti suivant la doctrine hindoue, ou, pour employer une autre
terminologie, celle de l’« essence » et de la « substance ».
Celles-ci doivent être envisagées comme des principes universels,
étant les deux pôles de toute manifestation ; mais, à un autre niveau, ou
plutôt à d’autres niveaux multiples comme les domaines plus ou moins
particularisés que l’on peut envisager à l’intérieur de l’existence
universelle, on peut aussi employer analogiquement ces mêmes termes dans un
sens relatif, pour désigner ce qui correspond à ces principes ou ce qui les représente
plus directement par rapport à un certain mode plus ou moins restreint de la
manifestation.
C’est ainsi qu’on pourra parler d’essence et de substance, soit pour
un monde, c’est-à-dire pour un état d’existence déterminé par certaines
conditions spéciales, soit pour un être considéré en particulier, ou même pour
chacun des états de cet être, c’est-à-dire pour sa manifestation dans chacun
des degrés de l’existence ; dans ce dernier cas, l’essence et la substance sont
naturellement la correspondance microcosmique de ce qu’elles sont, au point de
vue macrocosmique, pour le monde dans lequel se situe cette manifestation, ou,
en d’autres termes, elles ne sont que des particularisations des mêmes
principes relatifs, qui eux-mêmes sont des déterminations de l’essence et de la
substance universelles par rapport aux conditions du monde dont il s’agit.
Entendues dans ce sens relatif, et surtout par rapport aux êtres
particuliers, l’essence et la substance sont en somme la même chose que ce que
les philosophes scolastiques ont appelé « forme » et « matière » ; mais nous
préférons éviter l’emploi de ces derniers termes, qui, sans doute par suite
d’une imperfection de la langue latine à cet égard, ne rendent qu’assez
inexactement les idées qu’ils doivent exprimer (1), et qui sont devenus encore
bien plus équivoques en raison du sens tout différent que les mêmes mots ont
reçu communément dans le langage moderne.
1
Ces mots traduisent d’une façon assez peu heureuse les termes grecs ειδος et ὕλη
employés dans le même sens par Aristote, et sur lesquels nous aurons à revenir
par la suite.
Quoi qu’il en soit, dire que tout être manifesté est un composé de «
forme » et de « matière » revient à dire que son existence procède
nécessairement à la fois de l’essence et de la substance, et, par conséquent,
qu’il y a en lui quelque chose qui correspond à l’un et à l’autre de ces deux
principes, de telle sorte qu’il est comme une résultante de leur union, ou,
pour parler plus précisément, de l’action exercée par le principe actif ou l’essence
sur le principe passif ou la substance ; et, dans l’application qui en est
faite plus spécialement au cas des êtres individuels, cette « forme » et cette
« matière » qui les constituent sont respectivement identiques à ce que la
tradition hindoue désigne comme nâma et rûpa.
Pendant que nous en sommes à signaler ces concordances entre
différentes terminologies, qui peuvent avoir l’avantage de permettre à
quelques-uns de transposer nos explications en un langage auquel ils sont plus
habitués, et par suite de les comprendre plus facilement, nous ajouterons
encore que ce qui est appelé « acte » et « puissance », au sens aristotélicien,
correspond également à l’essence et à la substance ; ces deux termes sont
d’ailleurs susceptibles d’une application plus étendue que ceux de « forme » et
de « matière » ; mais, au fond, dire qu’il y a en tout être un mélange d’acte
et de puissance revient encore au même, car l’acte est en lui ce par quoi il
participe à l’essence, et la puissance ce par quoi il participe à la substance
; l’acte pur et la puissance pure ne sauraient se trouver nulle part dans la
manifestation, puisqu’ils sont en définitive les équivalents de l’essence et de
la substance universelles.
Cela étant bien compris, nous pouvons parler de l’essence et de la
substance de notre monde, c’est-à-dire de celui qui est le domaine de l’être
individuel humain, et nous dirons que, conformément aux conditions qui
définissent proprement ce monde, ces deux principes y apparaissent
respectivement sous les aspects de la qualité et de la quantité.
Cela peut déjà paraître évident en ce qui concerne la qualité, puisque
l’essence est en somme la synthèse principielle de tous les attributs qui
appartiennent à un être et qui font que cet être est ce qu’il est, et qu’attributs
ou qualités sont au fond synonymes ; et l’on peut remarquer que la qualité,
ainsi envisagée comme le contenu de l’essence, s’il est permis de s’exprimer
ainsi, n’est pas restreinte exclusivement à notre monde, mais qu’elle est
susceptible d’une transposition qui en universalise la signification, ce qui
n’a d’ailleurs rien d’étonnant dès lors qu’elle représente ici le principe
supérieur ; mais, dans une telle universalisation, la qualité cesse d’être le
corrélatif de la quantité, car celle-ci, par contre, est strictement liée aux
conditions spéciales de notre monde ; d’ailleurs, au point de vue théologique,
ne rapporte-t-on pas en quelque sorte la qualité à Dieu même en parlant de Ses
attributs, tandis qu’il serait manifestement inconcevable de prétendre
transporter de même en Lui des déterminations quantitatives quelconques (2) ?
2 On
peut parler de Brahma saguna ou « qualifié », mais il ne saurait aucunement
être question de Brahma «quantifié».
On pourrait peut-être objecter à cela qu’Aristote range la qualité,
aussi bien que la quantité, parmi les « catégories », qui ne sont que des modes
spéciaux de l’être et ne lui sont pas coextensives ; mais c’est qu’alors il
n’effectue pas la transposition dont nous venons de parler et que d’ailleurs il
n’a pas à le faire, l’énumération des « catégories » ne se référant qu’à notre
monde et à ses conditions, si bien que la qualité ne peut et ne doit réellement
y être prise que dans le sens, plus immédiat pour nous dans notre état
individuel, où elle se présente, ainsi que nous l’avons dit tout d’abord, comme
un corrélatif de la quantité.
Il est intéressant de remarquer, d’autre part, que la « forme » des
scolastiques est ce qu’Aristote appelle εἶδος, et que ce dernier mot est
employé également pour désigner l’« espèce », laquelle est proprement une
nature ou une essence commune à une multitude indéfinie d’individus ; or cette
nature est d’ordre purement qualitatif, car elle est véritablement «
innombrable », au sens strict de ce mot, c’est-à-dire indépendante de la quantité,
étant indivisible et tout entière en chacun des individus qui appartiennent à
cette espèce, de telle sorte qu’elle n’est aucunement affectée ou modifiée par
le nombre de ceux-ci, et qu’elle n’est pas susceptible de « plus » ou de «
moins ».
De plus, εἶδος est étymologiquement l’« idée », non pas au sens
psychologique des modernes, mais en un sens ontologique plus proche de celui de
Platon qu’on ne le pense d’ordinaire, car, quelles que soient les différences
qui existent réellement à cet égard entre la conception de Platon et celle
d’Aristote, ces différences, comme il arrive souvent, ont été grandement
exagérées par leurs disciples et leurs commentateurs. Les idées platoniciennes
sont aussi des essences ; Platon en montre surtout l’aspect transcendant et
Aristote l’aspect immanent, ce qui ne s’exclut pas forcément, quoi qu’en
puissent dire les esprits « systématiques », mais se rapporte seulement à des
niveaux différents ; en tout cas, il s’agit toujours là des « archétypes » ou
des principes essentiels des choses, qui représentent ce qu’on pourrait appeler
le côté qualitatif de la manifestation. En outre, ces mêmes idées
platoniciennes sont, sous un autre nom, et par une filiation directe, la même
chose que les nombres pythagoriciens ; et cela montre bien que ces mêmes
nombres pythagoriciens, ainsi que nous l’avons déjà indiqué précédemment, bien
qu’appelés nombres analogiquement, ne sont nullement les nombres au sens
quantitatif et ordinaire de ce mot, mais qu’ils sont au contraire purement
qualitatifs, correspondant inversement, du côté de l’essence, à ce que sont les
nombres quantitatifs du côté de la substance (3).
Par contre, quand saint Thomas d’Aquin dit que « numerus stat ex parte
materiæ », c’est bien du nombre quantitatif qu’il s’agit, et il affirme
précisément par là que la quantité tient immédiatement au côté substantiel de
la manifestation ; nous disons substantiel, car materia, au sens scolastique,
n’est point la « matière » telle que l’entendent les physiciens modernes, mais
bien la substance, soit dans son acception relative quand elle est mise en
corrélation avec forma et rapportée aux êtres particuliers, soit aussi,
lorsqu’il est question de materia prima, comme le principe passif de la
manifestation universelle, c’est-à-dire la potentialité pure, qui est
l’équivalent de Prakriti dans la doctrine hindoue.
Cependant, dès qu’il est question de « matière », en quelque sens
qu’on veuille l’entendre, tout devient particulièrement obscur et confus, et
sans doute non sans raison (4) ; aussi, tandis que nous avons pu montrer
suffisamment le rapport de la qualité avec l’essence sans entrer dans de longs
développements, nous devrons nous étendre davantage sur ce qui concerne le
rapport de la quantité avec la substance, car il nous faut d’abord parvenir à
élucider les différents aspects sous lesquels se présente ce que les
Occidentaux ont appelé « matière », même avant la déviation moderne où ce mot
était destiné à jouer un si grand rôle ; et cela est d’ailleurs d’autant plus
nécessaire que cette question se trouve en quelque sorte à la racine même du
sujet principal de notre étude.
3 On
peut remarquer aussi que le nom d’un être, en tant qu’expression de son
essence, est proprement un nombre, entendu dans ce même sens qualitatif ; et
ceci établit un lien étroit entre la conception des nombres pythagoriciens, et
par suite celle des idées platoniciennes, et l’emploi du terme sanscrit nâma
pour désigner le côté essentiel d’un être.
4
Signalons aussi, à propos de l’essence et de la substance, que les scolastiques
rendent fréquemment par substantia le terme grec οὐσία, qui au contraire est
proprement et littéralement « essence », ce qui ne contribue pas peu à
augmenter la confusion du langage ; de là des expressions comme celle de «
forme substantielle » par exemple, qui s’applique fort mal à ce qui constitue
en réalité le côté essentiel d’un être, et non point son côté substantiel.